Le principe même de la discrétion
fait qu’on peut rester aveugle à ses effets. En société, elle glisse, se
faufile, et c’est tout juste si on remarque son élégance, tant l’oblitèrent les
passes des matadors du verbe. En littérature, il en va pour ainsi dire de même
– les écritures discrètes, qui vont souvent de pair avec des auteurs discrets,
voire avec des éditeurs discrets, ne s’interdisent pourtant rien, elles ne sont
pas nécessairement sèches, et certainement pas plates, elles sont souvent
filetées, feuilletées, faussement frêles. Et peut-être exigent-elles, à leur
tour, des lecteurs discrets. Allons plus loin : la discrétion, en
littérature, est l’inverse de la distraction, là où l’une guette l’ombre,
l’autre effraie sa proie. Non, ici, il convient de ne perdre pas une miette, de
laisser la miette raconter le pain. Un instant d’inattention, et voilà mille festins
escamotés. Mais laissons reposer la pâte. A qui chercherait une métaphore
permettant de mieux saisir ce qu’est cette discrétion, nous proposerons, à
l’instar de Marie Frering, dont vient d’être publié un recueil de nouvelles
intitulé L’heure du poltron, le tricot.
Une activité en apparence anodine, ne requérant que quelques doigts et un peu
de lumière, du fil embobiné, et ce qu’il faut de patience pour éviter qu’une
maille sautée défasse tout l’ensemble, rappelez-vous le rat et le lion, et
n’oubliez pas une certaine Dentelière. Une activité somme toute assez proche de
l’écriture, par ailleurs.
Si l’on vous parle ici de tricot,
c’est parce que le personnage de la première nouvelle du recueil, qui
s’intitule « La Renarde », confectionne un chandail. Fermez les yeux.
Ecoutez le cliquetis des aiguilles. Déjà votre pensée vague, et peut-être s’y
invite autre chose, y dansent d’autres sons, ceux par exemple qui fraient dans
les livres de Rilke, Hölderlin, Stifter, Moritz, les auteurs fétiches de la
femme au tricot, qui, « par ailleurs », écrit des poèmes. « La
Renarde tricote, ses yeux divaguent vers la petite fenêtre où les dentelles de
givre ont vaincu les araignées et rompu leurs toiles. Elle est presque aveugle.
Les mains croisent le fer des aiguilles, l’index en crochet règle la tension du
fil et la laine est engloutie à toute allure. La mémoire construit avant,
arrière, manches, bordures de côtes, mailles à l’endroit, à l’envers, les
filées glissent comme un navire léger. » Voyez comme la discrétion, mine de
rien, fait cent choses à la fois – dentelle, toiles, escrime, dévoration,
navette, vaisseau… On est dedans, dehors, dans l’atelier, au gymnase, à table,
en pleine mer. Touches légères, indices semés. Qui sait ce que l’esprit tricote
en douce ? Martha Gregor-Jäklin, la Renarde, quel âge lui
donnez-vous ? « On dirait une
vieille miséreuse au fond d’un isba. Mais la renarde n’a pas trente ans, même
si son visage émacié et marqué par la scrofule la fait paraître bien plus âgée.
Sous cet accoutrement, dans ce corps éprouvé et sous ce sobriquet, vit une
femme à l’âme tumultueuse et vive, visitée, si ce n’est assaillie sans cesse
par les mots et les phrases. » Pour vivre en poésie, vivons voûté. La
discrétion est une ruse, comme le savent très bien certains insectes, capables
d’épouser un devenir-brindille, un devenir-corolle.
Dans toutes
les nouvelles écrites par Marie Frering, on retrouve la présence envoûtante
d’une langue, moteur secret animant en coulisse les cœurs de ses personnages.
Démasquée, la Renarde sera traitée de sorcière et connaîtra un sort digne de
ses sœurs de Salem. Dans « La Patrie », une femme qui habite
Strasbourg se rend chaque soir de l’autre côté du Rhin, à Kehl, pour jouer au
casino, et faire chanter les machines à sous. Mais c’est moins la passion du
hasard ou l’appât du gain qui motivent ces déplacements que le besoin de se
retrouver en pleine Babel : « Ses
comparses des bistrots de jeux sont turcs, serbes, bosniaques, russes,
italiens, polonais, arméniens, bulgares, géorgiens, roumains, maghrébines. […]
Tout le monde communique en sabir, et pense que Lydie est grecque. »
Dans « Le coureur », un certain Youri renonce à ses ambitions
olympiques – il est marathonien – pour fuir l’Union soviétique, travailler
comme docker (et écrire des poèmes). Dans « Nocturne anversois »,
Cornelius s’improvise traducteur et voilà qu’une fièvre le précipite dans un
décor de Rembrandt et en plein Verhaeren. Dans le monde de Frering, les textes
sont des révélateurs, des intrus, ils bousculent, s’immiscent, impossible
d’errer dans Baden-Baden sans que s’allonge l’ombre de Dostoïevski, inutile de
se fier à son manteau puisque Gogol n’est pas loin… Prague, Hiroshima,
Saint-Pétersbourg. Les lieux et les peaux se traversent, la conscience est
passe-partout, et c’est dans la plus grande discrétion que le temps tue, que
les écrits brûlent.
Dans L’ombre des montagnes, paru il y a huit
ans chez Quidam, Marie Frering s’aventurait dans Sarajevo et se préoccupait,
discrètement, du sort d’arbres assassinés. Avec L’heure du poltron, elle continue de tisser de clairs récits,
imprégnés d’effluves pouchkiniens, où, une maille à l’endroit, une maille à
l’envers, rêveurs et sorcières tentent de traverser « le bruit du
temps », comme autrefois Mandelstam.
Marie Frering, L’heure du poltron, éd. Lunatique, 14€
Je suis passée faire mon marché d'été. Une écriture discrète, c'est bien.
RépondreSupprimerBel été.
serait ce que le cannibalistique clavier va retrouver des dents ???
RépondreSupprimerbonne nouvelle
paru il y a huit ans chez Quidam
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