Ne faisons pas comme si le livre de
Mathieu Riboulet – Entre les deux il n’y
a rien – était une sorte de « mémoires » ouverts sur une
décennie passée, mémoires qui seraient, sincérité oblige, mâtinés de
confessions ou d’introspectives plongées. C’est davantage une traversée – des
années 70, des corps, des pulsions, d’une certaine Europe – accomplie non
seulement sous l’égide du souvenir mais également et surtout sous la pression
d’une nécessité, nécessité de relancer la rage de dire pour faire ressentir la
rage de vivre telle qu’elle fut en ces années passées.
Ces années, Riboulet le dit et le
redit, ce sont les années où l’on peut encore mourir dans les rues d’une Europe
en paix, mourir comme des chiens. Evidemment, ceux qui aujourd’hui et depuis un
bail pissent béatement sur ce qu’ils appellent « la pensée 68 »,
l’après-chienlit ou je ne sais quoi, ne goûteront guère ces pages où l’ennemi
est sans cesse pris à parti, invectivé, même si ces invectives s’accompagnent
souvent d’un constat d’échec qui devrait ravir les donneurs de leçons
historiques :
« Nous ne vous laisserons pas un instant de paix tant que vous vacillerez. Ça a duré dix ans, ça vous a transformés, vous êtes plus retors encore aujourd’hui que vous étiez hargneux hier, et nous sommes vaincus, et nous avons plié, et nous ne cessons pas de chercher dans nos cœurs, le pli de nos cerveaux, les méandres de nos émotions, ce qui a fait l’échec, la part que nous y avons eue, nous sommes des hommes qui prennent leurs responsabilités morales. »
Plus retors aujourd’hui que vous étiez hargneux hier : ceux
qui ont vécu les années dont parle Riboulet comprendront parfaitement ce
ressenti des années 70, années des polices et des petits chefs, du patronat
pavané, des pédés encore et sans cesse traqués, des immigrés laminés. Mais
Riboulet n’a pas seulement voulu bâtir un réquisitoire contre les matraqueurs, car son livre, musclé d’intolérance, féroce en condamnation, voyou
s’il le faut, tente avant tout d’articuler deux intensités
« machinables » : la décision de ne pas laisser de répit au
néo-fascisme qui prend ses aises dans la course à la prospérité et cette idée que la révolution doit
passer aussi et surtout par le sexe. Donc, rendre les coups, certes, mais en tirer aussi, et ne rien taire de cette brutalité, diffuser la jouissance comme un tract :
« La révolution ce sera le sexe, ce sera jouir et faire jouir les hommes sans demander mon reste, j’ai trois ans devant moi, nous avons trois ans devant nous. Dans trois ans nous serons fauchés comme des chiens par une épidémie, l’ennemi aura changé de visage. »
C’est dont un sentiment d’urgence
qui anime autant ces années que le récit qu’en fait Riboulet. L’urgence d’agir
avant que refroidisse le cadavre de Pasoloni et de tant d’autres. Alors on
voyage, on lutte, on baise, c’est l’Italie, la Pologne, Berlin, les années
passent, repassent, 69, 72, 69 à nouveau, puis 77, la phrase saute et se cabre,
revient sur ses pas, cyclique, obstinée, ne lâchant rien puisqu’elle sait
comment ça finit : « en finir avec la politique pour ajourner la
mort ».
C’est un livre à bien des égards
dérangeant que celui qu’a écrit Mathieu Riboulet. C’est sans doute un livre
« dérangé », au sens de « hors du rang », et se souciant
fort peu d’y rentrer, hostile aux convenances dont il connaît la doublure
mortifère. Dans ces pages s’affrontent tragédie de l’abattage et mystère du
sexe, corps à corps politique et chant du foutre. On ne peut orchestrer sans
cesse la fièvre – ce que Riboulet réussit pourtant à merveille dans nombre de
ses livres – et il importe parfois de laisser monter le mercure, dès lors qu’on
sait à quoi on a affaire :
« Ne pas perdre de vue la haine inextinguible que nous avons levée, pathologique, archaïque. »
Et c’est sans doute parce qu’elle
est, cette haine, « inextinguible », que le texte de Mathieu
Riboulet, mieux qu’un examen de conscience sexuelle, tient bon, s’offrant à la
fois en pâture et en résistance, s’avançant vaincu mais s’avançant quand même
parce qu’ayant éprouvé « la tension de l’histoire » dans le corps
quand « on se sait placé rigoureusement dans l’axe du monde où l’on se
trouve ».
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Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, éd.
Verdier, 14 €