mardi 19 novembre 2013

Léal dans la jungle du bien et du mal

Onze ans qu'on suit Léal, de livre en livre, depuis le fabuleux Selva! qui nous avait convaincu de la pertinence de ses chorales explorations. Onze ans qu'on le lit avec une curiosité qu'il sait moduler, jamais semblable, adoptant parfois la nonchalance dans le style pour mieux cingler nos attentes, tantôt forçant la page à se split-screener, tantôt incrustant dans son récit des éclats et des voix, toujours allant son chemin, qu'il sait à la fois fragile et têtu. Asparagus, dans sa folie adventice, semble avoir germé d'une côte de Selva! puisqu'il reprend un médico-troufion entraperçu dans ce précédent ouvrage. Mais attention, pas le soldat lambda, mais un vivant véto pour presque bibèpes, qui aime la communion des haleines et le fric-frac des expériences. Un type en fait inoubliable qui revient dans la prose de Léal tel le refoulé dans le marigot de la vie-qui-continue. C'est qu'il s'en passe des choses, en Guyane, quand la flore est laissée à l'appréciation des légionnaires… 
Asparagus, sous ses allures de travelogue made in Jean Galmot, avec sa foulée de pirogue un feu folle, est en fait ni plus ni moins un tombeau, littéralement. Un memento mori, aussi, une stèle bancroche érigée en souvenir d'un dénommé Jean-Charles Hérisson, sorte de double-Robinson du Bardamu-Léal devenu en ces pages "Rod Loyal", comme si l'eau de écriture déformait le bâton des identités pour mieux les redresser. C'est donc l'histoire d'une amitié, que le narrateur s'en veut d'avoir peut-être négligée et dont l'objet revient avec une insistance dont la lancinance têtue, au fil des pages, ne cesse d'opérer sur le lecteur comme une expérience vaudou. Car Léal – ou plutôt Loyal, cet infidèle – a trouvé en Hérisson le doppelgänger de ses expériences avortées. Il ne le magnifie pas. Il le laisse exister au gré des souvenirs et anecdotes qui finissent par resserrer inexorablement le nœud coulant du récit autour d'un drame. Car bien que tombeau cahotant, et chant contrarié, Asparagus est aussi, en dépit de ses écarts et échauffourées, une tentative de reconstitution d'un massacre annoncé. 
Une fois de plus, Fred Léal a su créer son livre de toutes pièces – et les pièces sont là, vibrantes et oscillantes, en témoignage d'un certain indicible qui fait de ce "roman" un inquiétant voyage au cœur des ténèbres militaires.
Mais qui dit tombeau dit fantôme, et celui qui erre de page en page, en spectral parrain du dire, et de la voie choisie par Léal, n'est autre que Maurice Roche. Façon de dire – pardon: d'écrire – que tout ce qui touche à la mort n'est pas inconnu à ceux que
"les trompettes de la renommée n'avaient pas contraints à singer les cadors inégalables ni à saupoudrer les partitions d'un filet dissonant juste pour la forme…"
Léal, comme Roche (et Des Forest), ne travaille pas "juste pour la forme". Mais pour la forme juste, ajoutera-t-on. C'est risqué, évidemment. Il n'en saurait être autrement dès lors qu'on se pose la question ultime:
"Qu'est-il arrivé, mon ami? Quel naufrage a eu raison de vous?"
Surnagé, le lecteur remercie.
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Fred Léal, Asparagus, P.O.L, 15 €

1 commentaire:

  1. Décidément ! Ai fait le même achat... Pas encore lu mais suis sûr que c'est du bon. Découvert Léal avec la Robe vert' et mis tôt sur le derrière par cette science de l'écriture toute nouvelle pour moi. Il faut lire cet auteur qui trace sa voie sans trop se soucier que ses oreilles ne tintent pas des trompouettes de je ne sais quelle renommée couaqueuse (avec tout de même la chance - méritée - qu'un éditeur le suive dans ses diverses expérimentations...) Sais pas ce que ça vaut, mais j'en profite, Claro, pour saluer tes mises en ligne toujours au poil... JFPaillard (territoire3.org)

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