mercredi 27 novembre 2013

Bernhard et l'avoine

En même temps que Goethe se mheurt, dont on a parlé récemment ici, Gallimard publie un recueil de textes de Thomas Bernhard intitulé Sur les traces de la vérité (conseil: il convient, pour chaque texte, de se reporter en fin de volume afin d'en mieux connaître le contexte, qui est loin d'être anodin). Dire qu'on y retrouve l'esprit délicieusement fielleux de Bernhard, sa fringante détestation de l'Autriche, son obsession quasi musicale pour la ritournelle de la mort, son dégoût des distinctions qui puent, sa salutaire paranoïa, c'est dire qu'on y retrouve l'auteur de Béton tel qu'en lui-même: retranché et tranchant. Le lecteur pourra également lire ce recueil comme un "guide de l'écrivain en milieu hostile" et y puiser de précieuses recommandations. Contre la canonisation, par exemple :
"C'est impossible d'y échapper. On vous jette dans une marmite, on vous remue et on vous cuit avec le reste, sans que vous ayez votre mot à dire. Il faut juste essayer d'être le plus dur à cuire possible" (p.153)
La résistance à la cuisson comme éthique littéraire, voilà qui n'est pas inutile à l'heure où il est de bon ton de vanter la tendresse de sa fibre. De même, on prendra la salubre mesure d'une déclaration comme celle-ci:
"[…] car pour moi le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Quand il est interviewé, chose rare, Bernhard reste Bernhard, alors que nous devenons tous souvent un autre face à linterlocuteur, un autre affable et patient soucieux de répondre à des questions souvent incapables de servir ne serait-ce que de bloque-porte. Ainsi, quand on lui demande: "A qui pensez-vous quand vous écrivez?", la réponse ne se fait pas attendre: "En voilà une question particulièrement stupide." Car Bernhard n'a guère d'appétence pour les illusions ("Trois ou quatre mille personnes sont tout au plus susceptibles de s'intéresser vraiment à mon œuvre, sept mille, à la rigueur, capables de me suivre"). Lucidité d'un auteur pour qui la littérature n'a pas besoin d'enfiler de fiers habits démocratiques pour nous montrer notre nudité.
On trouvera dans ce recueil un texte particulièrement térébrant qui n'a pas son pareil pour talocher les taupes ::: je vous laisse en son – incandescente – compagnie:
"Ce dont vous avez besoin, vous autres jeunes écrivains, c'est tout simplement de la vie même, de la beauté et de la flétrissure du monde [….] Ce qu'il vous faut, ce n'est pas des prix d'encouragement, des bourses ou des assurances sociales; c'est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l'impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien […]. Ce qu'il vous faut, c'est tous les lieux où quelqu'un se lève puis meurt, où la pluie lave la pierre et où le soleil pèse comme un couvercle."
La flétrissure du monde. Pas des prix d'encouragement. C'est noté? Un peu plus loin dans ce texte, Bernhard fustige la prose qui "colle au palais tel un fade brouet d'avoine". Inconditionnellement cannibale, on ne peut que claquer de la langue – et reprendre de ce festin nu.
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Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité – discours, lettres, entretiens, articles, sous la direction de Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades/Gallimard, 22,50€

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