Sugar Man, le film, pourrait être un super film (et c'en est peut-être un, malgré lui), mais il se prend les pieds dans le tapis, et le tapis, hélas, comme le savait Henry James, n'a pas qu'un seul motif. Le film, donc, se trompe de cible, parce que tout simplement il ne sait pas (plus?) quel est son sujet. Est-ce l'énigme Rodriguez? L'énigme du musicien qui arrête après deux albums et vit sa vie sans savoir qu'il va devenir une star en Afrique du Sud. Est-ce la fascination pour Rodriguez des Sud-Africains – et en particulier des deux tintins qui partent sur ses traces? Ou, pour schématiser: le film est-il sur ceux qui souffrent du syndrome Rimbaud ou est-il sur nos fantasmes de gloire (méritée, imméritée, ratée, ou pire: ignorée)?
Bon, pourtant, c'est simple. Rodriguez enregistre deux disques. Des bons disques, certes, mais que personne à Detroit (ou ailleurs) n'entend. Le bide. Donc Rodriguez continue de travailler, un peu comme le reste de l'humanité. Nul mystère. Bouffer. Se respecter. Elever ses filles. Mais en fait, non, ce n'est pas aussi simple. Parce qu'au pays de l'apartheid, les chansons dudit Rodriguez, par un hasard absurde, font un carton.
Alors revient l'éternelle question, qui n'est pas sans intérêt: qu'est-il devenu? Pourquoi a-t-il arrêté? S'est-il suicidé sur scène? Immolé tel un rock bonze? Questions louables mais qu'on sait sans pertinence, en fait. On arrête parce que ça ne marche pas. Et ça ne marche pas pour des tas de raisons. Parfois Mozart se fait écraser en traversant la rue. Shit happens. (Ou alors les gens continuent, mais en fait, hein, ils ont arrêté, autrement.)
Mais voilà que cette question, dont l'intéressé n'a que faire (il n'a pas vraiment arrêté – la guitare, l'âme, la foi, tout ça il en fait sa cuisine intérieure, impénétrable), est remplacée par une question épouvantable: Et ça fait quel effet de savoir qu'on est une star depuis vingt ans alors qu'on vit comme un miséreux? Rodriguez ne répond rien, mais ses mains, qui ont cassé plus de murs que n'en ont abattu les petits Blancs qui viennent le débusquer, font des gestes dans l'air, l'air de dire: mes mains ont fait ce qu'elles avaient à faire.
Drôle de film, parfois (heureusement) émouvant – Rodriguez devant une salle de 5000 personnes, enfin. Mais dont la performance semble davantage mise en scène pour assouvir le fantasme de ses fans: quoi, vous avez eu du succès, mais 1/ vous ne le saviez pas et 2/ vous n'en avez pas profité!
Rodriguez s'en fout sans s'en foutre. Il dort sur le canapé de l'hôtel, pas sur le king-size bed. Ses chansons ont eu du succès, pas lui. Et si ceux qui pensent l'aduler (avec un peu trop d'enthousiasme, comme si Mandela avait juste encaissé la recette d'un concert du mystery man…) se demandaient : quel est le sens de cette équation? S'ils arrêtaient de se demander: Quel effet ça fait de ne pas savoir qu'on est célèbre?
Mais ce sont des fans, et ils ne comprennent pas, ils pensent que Rodriguez a raté le train de l'histoire, et qu'il convient de réviser l'histoire, de réparer l'histoire. Mais ils ont beau organiser tous les concerts qu'ils peuvent, Rodriguez a déjà vécu sa vie. Il sait. Sait ce qu'il sait. Ce qui rend fous ces fans, en fait, c'est que l'importance qu'ont eue pour eux les chansons d'un homme passent à côté de cet homme. Qu'il ne sache pas qu'il est célèbre. Parce que l'idée que puisse exister postérité inaperçue et simultanée au vivant est intolérable – elle paraît injuste, une farce orchestrée par Dieu. Déjà qu'on connaît rarement le succès, mais l'avoir sans le savoir? Hors de question que lui passe à côté. Ça serait la fin de l'idée même de providence!
Rodriguez, lui, murmure dans sa sagesse:
Tu peux garder tes symboles de succès / Moi je vais m'occuper de mon bonheur / Et tu peux veiller à tes horloges et tes habitudes / Moi j'irai ravauder mes rêves déchiquetés.
j'ai vu le film
RépondreSupprimerj'ai aimé cette quête de deux "tintin" comme vous dites ;-)
et j'ai aimé les nombreuses questions que cela peut soulever (surtout en voyant, en effet, la sérénité du personnage et de ses proches)
Pareil, beaucoup aimé ce film;
Supprimerdes contretelmps ou des décalages à la pelle !
Très beau ce papier.
RépondreSupprimerJ'ai découvert cette histoire il y a deux jours seulement, et les chansons avec. C'est tellement juste ce que vous en dites.
"Le film, donc, se trompe de cible, parce que tout simplement il ne sait pas (plus?) quel est son sujet."
RépondreSupprimerAprès cette phrase, vous le donnez, très clairement, le sujet, le *multiple*sujet du film. Alors, pourquoi commencer ce billet si négativement. La suite est très juste, rend bien compte de ce très beau film complexe, qui n'a pas, précisément, un seul sujet.
ALiCe__M