samedi 13 avril 2013

Traduire, mourir – peut-être écrire

pour Marc Chénetier

Les livres sont des monstres qui moquent la mort. Des monstres qui jouent avec nos cadavres. Exemple: dans Middle C., de William Gass, une friable volupté est à l'œuvre. Or le traducteur, qui avance en boitant, en pouilleux, en renégat, armé de son seul dictionnaire aux pages sourdes et collées, sait qu'il va devoir affronter, d'un paragraphe l'autre, des turbulences. Ce sont en l'occurrence des turbulences américaines, des pages froissées et furieuses, orchestrées par un maestro cruel, l'égal de Bach, qui passe deux décennies par livre et ne croit plus à l'humaine humanité depuis qu'il a survolé le carnage atomique, mais ces turbulences veulent et peuvent néanmoins passer/casser les frontières, advenir par exemple en français, car tout en elles crient le désir d'exciter la moelle langage, et non de visiter langue, et le moins qu'on puisse faire (à savoir : le plus) c'est d'entendre leurs requêtes et de s'y soumettre, debout.
Quand vous traduisez, vous acceptez la fusion, vous l'appelez, et votre souci n'est pas juste d'ingérer l'ennemi intérieur qu'est le texte, sa tyrannie, son orgueil, sa faiblesse et son humilité, mais d'en savourer les sucs, d'en malaxer les muscles, qui sont autre chose que la langue d'origine, qui touchent aux compulsions linguistiques les plus tenaces, celles qu'articulent les lèvres de la pensée physique. La pensée est un acte de la chair, dixit Lorca.
Il y a, pages 52-53 de Middle C., un passage où Gass travaille la phrase en Torquemado d'opérette, à la fois bourreau et plaie et bouffon, il nous conte et compte l'apocalypse, l'humanité réduite aux larves et aux cendres, et convoque cette ambulante anomalie qu'est l'humain survivant, toujours prêt à recommencer, à réinventer la massue et le glaive et le fusil et la bombe. C'est un passage armé, blessé, cinq mille signes déchaînés qui claquent et fourchent.
Le traduisant, on piétine, on racle, on bégaye. On est exalté mais amputé. Forcément. Car Gass nous oblige à lire non pas l'illisible, mais la lecture à l'état de rut, avec le mot violé, la virgule affûtée, et nous dire: ce n'est pas la substance qui vous écorche, car c'est le même depuis Homère, depuis Thucydide, Plutarque, non, c'est ma phrase qui vous fait tenaille, vous englue la luette. Sa phrase est longue, elle chahute, hésite, tranche, elle oblige la lecture (et le lecteur) à étreindre la forme et son mouvement instable, elle est articulée et désarticulée dans le même temps, la même illusion. Elle est magnifique, horrible, souple et rêche. Elle est la phrase qui mâche et dévore, un torrent assoiffé de  cadavres et de survivances. 
A un moment, à la fin de ce grand huit, Gass (ou celui qui écrit sous son oripeau) dit, ou plutôt écrit, trace, sarcle: "why were babies born to be so cruelly belabored back into the grave".
Hum. Why were babies born to be so cruelly belabored back into the grave. Le traducteur, ici, a un ennemi, et qui n'est pas la phrase anglaise, non, car son ennemi c'est la phrase française et fantoche qui se détache mollement de l'ombre originelle. Son ennemi, c'est le sens de la phrase mise à plat et en verso: "pourquoi les bébés naquirent (si c'est) pour être si (aussi) cruellement remis (retravailé) dans la tombe." Il doit donc non plus bouffer la phrase à la manière d'un logiciel de traduction (il en serait incapable), mais trouver la faille, entrer – effracter – dans la langue de l'autre (pas l'américain, mais le gassois, le gassien, le gassololique) afin de "recommencer" la phrase – la convulsion raisonnée –  en français. Il doit non plus regarder la phrase mais la pénétrer, doucement, par contorsions lexicales, syntaxiques, grammaticales, autrement dit instinctives, afin de la contempler de l'intérieur. S'il y parvient, il en verra peut-être les veines, les nerfs, les muscles, en sentira les os et en tâtera la chair avant la peau. Mais surtout il devra écouter la sourde, la violente, l'obstinée musique qui préside à tout cela. Il devra changer son gant en main, sa volonté en souplesse. Faire que sa main cesse de prendre pour mieux s'éprendre. Car le mot anglais, une fois mâché, perd sa pulpe, mais il vous incombe de recomposer le fruit sans l'appui de la graine. Pour cela, il faut un peu patauger dans ce traître compost qu'est notre intuition de langue;
Quand je traduis (et l'on me pardonnera, j'espère, ce "je" excédentaire, puisque traduire c'est, en un paradoxe d'une intimité vertigineuse, se défaire de ce jeu, le diluer dans l'acide de l'écrire), je ne cherche pas le cogito qui me permettrait d'abattre mes cartes – elles ne sont pas de visite, mais humblement topographiques). Mon "je" ne cherche rien. Il essaie de devenir autre chose qu'un je afin non pas de chercher mais de trouver. Il se dilate et s'éparpille, afin d'essaimer dans la phrase et d'épouser sa pulsation (il n'a pas d'autre choix). Il sait également, ce je traduisant, qu'il ne traduit pas telle phrase, mais telle phrase charriée par le torrent immense de toutes les autres phrases du livre. 
Quand je traduis, donc, quand vous traduisez, l'essentiel est dans la déflagration et le repli. Vous traduisez la phrase, certes, mais surtout vous traduisez avec la puissance des centaines de milliers de mots qui la portent. Vous traduisez l'instant dans le mouvement, le détail dans le tout, la lettre dans l'esprit dans la voix dans le corps.
Traduire, c'est mourir. C'est décéder dans sa langue pour mieux, une fois côtoyés les vers qui rongent et nourrissent ce lieu faussement commun qu'est le langage, renaître, revenir, sans ruse ni rouerie (la trouvaille est souvent rouillée, la bonne idée bancale), et profiter de cette décharge, de ce flux, de ce sentiment de puissance et d'échec qui seul permet de ne pas capituler.
Le texte que vous traduisez n'a ni prévu ni interdit sa transformation. Il l'a juste rendue possible en étant si singulier, si hachuré, si démantibulé que vous ne pourrez en mimer l'épilepsie qu'en acceptant d'en sucer les symptomes.
On traduit, à force d'âge et de coups, à même l'âtre et la forge de la jouvence; car tout à chaque fois revit et recommence, on voit monter la langue depuis sa gangue enfouie et sourde, elle bataille et sourit, grimace et fuit, elle devient l'entrelangue immédiate de notre possibilité d'existence. A n'être que langue, on devient lèvre, trachée, poumon, on tient le souffle, on côtoie la cadence. Traduire est dangereux: ça vous bégaie, vous tait, ça fait de vous l'éternel idiot faulknérien. Mais c'est bien. C'est ce que vous vouliez, depuis le début, depuis le balbutiement: non pas parler la langue sans feu, mais brûler dans l'eau même du langage. Traduire vous met à genoux, et du coup, la terre le sol la boue sont des paysages plus proches. This is not an exercice. I repeat: this is not an exercice.
Toucher à la langue, autrement dire traduire, nous désaxe. Accepter, rechercher, désirer ce désaxement exige de l'instinct, de la technique. Il exige surtout ceci: arrêter de se croire soi. Langage souvent dérange. Traduire, ce n'est pas être bois et se croire violon (thanks Rimbaud) mais s'imaginer, se rêver, archet, archet de chair. 
Traduire, c'est mourir. Mais pas d'ennui. Mais sans fin. De plaisir. C'est donc ne pas mourir. Le soi s'y perd, crève, pffuiit, ballon sot que rien ne retenait – on ne le regrettera pas. On peut vivre enfin dans le nous, s'y croire légion, nager à même le texte qui n'est que vagues, formes, saignées. Voyez comme c'est facile. Prenez l'égo, trouez-le –  puis, vaincu heureux, écoutez le vent.
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6 commentaires:

  1. "James : N’être plus qu’oubli de sa propre langue, tête creuse travaillant à la cuisson des idiomes, disjoncteur, faux accords, disharmonie trouvant enfin sa voix dans le dédale des synapses afin que les orbes célestes dérogent à leur trajectoire… Cosmologiques collisions de particules nominales. Divergences. Détournements des signifiants de leurs signifiés… Mercure percutant Vénus lui fit découvrir l’accroissement du plaisir par l’usage intempestif des levrettes. Donnez-moi une position quelconque du Kama-Sutra et je renverserai le monde… De leur union naquit le dialecte des météorites et le péché poilu d’extrême orgueil au milieu… Au commencement était le bruit incarné et les métempsychoses."

    Drunk in Translation, extract Waiting for Paddy's Return

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  2. Bon, j'ai un peu honte de l'avouer, mais mon anglais est resté trop scolaire, touristique et basique, alors je n'aurai probablement jamais le plaisir de lire Pynchon directement dans sa langue (le pynchonnien, je l'ai bien compris, mais pour l'aborder j'aurais besoin de maîtriser correctement l'américain...) Conclusion : au boulot Claro, je ne vais pas attendre dix ans pour avoir le plaisir de me plonger dans les sucs digestifs de ce texte et me laisser dévorer par la langue de Pynchon (que j'ai découvert grâce à toi, est-il besoin de le préciser ?) Cela dit, quand tu parles d'orchestration, ce n'est probablement pas à Bach que j'aurais fait référence, sa (géniale) musique vit pratiquement en dehors de toute notion de timbre et survit à presque toutes les transcriptions instrumentales, ce qui ne serait pas le cas de celle de Mozart ou Beethoven, ou plus proches de nous, de Ravel et Debussy... qui n'en sont pas moins géniaux pour autant (Mozart mis à part, pour moi c'est probablement le compositeur le plus surestimé de toute l'histoire de la musique !) Bon, au boulot, j'attends mon Pynchon nouveau !

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  3. Vous le lecteur de Mille Plateaux, vous n'êtes pas essentialiste. "La mort" elle n'existe pas, c'est même toute sa définition. Bon ok on décède, mais heureusement pour le générations futures, car autrement il y aurait plus de vieux cons que de... forces vives (des jeunes futurs vieux cons aussi mais qu'importe).

    La langue est toujours ce muscle fragile* à la commissure de la bouche, est paradoxalement on la touche avec l'écrit, on la convertit, on la transforme mais point avec la parole ou la seule main.

    *le plus puissant en fait car il ne se soutient d'aucun os, "attaché sur les bords du visage d'homme et capable d'articuler matériellement" la parole. Mais l'écrit rompt avec cela :) Les langues latines créent étrangement ce creuset de sens...

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  4. La traduction est un curieux service rendus aux auteurs. Vous devez les réécrire, les écouter et les fréquenter intimement. Jusqu'à penser comme eux, adopter leurs rythmes, vous accaparer une langue doublement étrangère qui n'est pas votre idiome maternelle, qui ne suit pas votre phrasé et créer un faux ressemblant.
    Il est impossible de correspondre, de rendre une copie fidèle et transposée d'un original. Alors mon petit avis est qu'il faut inventer avec enthousiasme et se fier au don de la langue. Et que ça doit être assez grisant de tutoyer et d'avoir du pouvoir sur un texte pour le faire entendre...
    Comme ce fut par exemple le cas avec Markowicz republiant à neuf Dostoievski...

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  5. Ouf ! Pas d'article aujourd'hui, on peut souffler un peu.

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  6. "Traduire un poème c'est conclure une alliance avec un premier traître: confronté au réel du bon sens, tout beau poème est par nature un contre-sens orienté par l'harmonie ; rien ne doit, rien ne peut dispenser le poète traducteur de l'impérieux devoir de créer dans une autre langue un contre-sens équivalent; l'on n'a point affaire aux mots seulement, mais au miracle qui leur a permis d'être poésie; il est salutaire que l'esprit tout entier sente son pouvoir s'exercer à loisir sur la sonorité d'une syllabe; qui veut parvenir à la justesse doit se laisser séduire par une terrible rigueur..."
    (Armand Robin)
    Traduire, c'est persévérer dans ce qui ne guérit du connu, de l'inconnu ou du reconnu, c'est aller vers ces "froissements qui gèrent de l’indicible et du sournois, du souverain, du dévoyé, de l’excès, de l’intangible ou du magique…[*] là où se dresse le décor entrevu avec son espace de nulle part et qui est pourtant ICI, à l'heure qui n’est d’aucun instant et qui est pourtant MAINTENANT, là où sans heurt ni enjeu, il nous libère de son oeuvre même, nous soustrait à l’histoire de nos actes, nous confie la parole insensée, celle qui ne dit rien de sa fin ni de ses sources…"
    Il en va de même en lisant Claro sur les terres de Haroldo de Campos: qu'il en soit remercié!

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