William Faulkner s'est lancé dans l'écriture de Tandis que j'agonise en octobre 1929, alors que Le Bruit et la fureur venait juste de paraître. Sa première version de Sanctuaire avait été refusée par l'éditeur. De son propre aveu, Faulkner disait avoir voulu réaliser un « tour de force ». Il disait également l'avoir écrit en six semaines, d'un seul jet, le soir, même si les manuscrits prouvent qu'il y fit quelques retouches (interpolant entre autre un chapitre). Puis il travailla à une nouvelle version de Sanctuaire et attaqua l'écriture de Lumière d'août. Résultat, quatre livres majeurs parus en quatre ans, entre 1929 et 1932. Il est rare, dans la production d'un écrivain, d'assister à un tel carré d'as en si peu de temps. On dit souvent que les chefs d'œuvre (et là, on en a quatre) sont le fruit d'une longue maturation et d'un long labeur. Que penser alors d'un Faulkner réalisant un tel miracle?
Le temps de l'écriture est un temps à part (mais c'est là une évidence, et chaque activité humaine bénéficie sans doute d'une temporalité propre), il n'est pas circonscrit dans le simple calendrier de l'écriture effective, puisqu'il est travail sur la langue, cette matière même qui structure la vie morale, affective, intellectuelle, sociale, etc. Il commence donc toujours au milieu, reprend un travail souterrain, qui est un rapport constant, physique, avec la langue. Le temps de l'écriture a ses propres lois. Il fonctionne non par tranches horaires mais par paquets d'intensité, par accélérations, détours, sauts, court-circuits. Il lui arrive aussi de connaître des fulgurances, c'est-à-dire non des illuminations, des inspirations, mais des moments de surcharge maîtrisée où la pression accumulée au niveau linguistique (choix syntaxiques, lexicaux), jointe à une vision structurée et quasi organique, devient, sous l'effet d'un sentiment d'urgence, de nécessité (alors même que l'écriture est guet, stratégie, ruse), le théâtre d'un accomplissement, d'une fluidité (même chaotique) qui permet alors de mener à bien un projet sans se ménager de pause. Le premier jet est, soudain, le bon, à quatre-vingt-quinze pour cent, car tous les travaux de retouche, tous les brouillons possibles, tous les choix en suspens, se sont violemment stratifiés et condensés en une énergie têtue, qui les digère à l'instant même de leur résolution.
Il est possible aussi que l'orgueil, ou un succédané de vanité, joue parfois dans de tels exploits, où le défi représenté par l'accomplissement fait partie quasi intégrante du projet littéraire (genre: ils vont voir ce qu'ils vont voir [Faulkner blessé par le refus éditorial de Sanctuaire, trouvant que la réception du Bruit et la Fureur est un échec], mais aussi: je vais voir ce que je vais voir, le défi devenant alors chair, pas seulement verbe).
Quoi qu'il en soit, Faulkner écrivit Tandis que j'agonise en six (ou dix) semaines, là où, par exemple, William Gass met entre quinze et trente ans pour écrire un livre. De ce grand écart, on ne saurait tirer la moindre conclusion quant à ce qui garantit la qualité du résultat (de même, Foenkinos et Zeller pourront passer deux heures ou douze ans sur leurs textes, le résultat sera le même: lettre morte). Le temps de l'écriture, sans être pour autant un temps "magique" (au sens chamanique), n'en est pas moins un temps indécomposable, irréductible à son minutage concret. Il est un temps dans le temps. Il est ce temps qui étire une agonie sur plus de deux cents pages ou réduit une épopée en dix lignes, forçant le lecteur à décrocher du temps compté que la société lui accorde à regret, de peur qu'il ne découvre, entre les pages, une heure plus vaste, plus riche, échappant à toutes les injections métronomiques. As I lay reading…
Chose étonnante, "Sanctuaire" n'a pas été retraduit depuis... 1933. L'écart se creuse toujours un peu plus entre l'original & sa version française. Alors que tous les classiques ou presque sont remis sur le métier pour le plus grand bonheur de tous. Any idea?
RépondreSupprimerUn collègue
RépondreSupprimerT'es à plus de 9000 km de Paris, tu te réveilles, regardes le ciel (intensément bleu), prends ta douche, bois un café (bien noir et bien brûlant), te mets à l'ordi, tu tombes sur ça et tu te dis que t'as pas perdu ta journée...Claro at his very best, tel qu'en lui même le clavier le change (il serait végétarien, ce dernier, que ça n'y changerait rien...) On a envie de crier "magnifique!", voilà, c'est fait...
Vous parlez admirablement bien du "temps de l'écriture", je le conçois allant comme vous le faites aller. Enfin, j'imagine.
RépondreSupprimerQuatre ans pour quatre livres majeurs en effet, et qui m'ont donné de magnifiques moments de lecture...
Quel billet maîtrisé et accompli :-)
RépondreSupprimerÀ l'Anonyme matinal : je ne suis pas convaincu par la nécessité de "mettre à jour" des traductions de grands romans classiques. Sauf erreur manifeste qui aurait échappé au critique. Cela me paraît aussi insensé que de vouloir réécrire un chef d'oeuvre, au prétexte que certains passages (ou idées, mots, phrases, paragraphes) ne "collent" plus à notre époque. Oui l'écart se creuse, et il se creuse inexorablement, mais c'est à nous et à notre intelligence de le réduire, à mon humble avis...
RépondreSupprimer