[ Bruno Dumont et Juliette Binoche] |
Dans Camille Claudel 1915, de Bruno Dumont, la folie reste au repos, comme la violence dont parlait Genet, c'est-à-dire amoureuse des périls, un ressort retenu par sa propre force. Dans un cadre dépouillé, où la pierre et le bois sont comme les deux éléments primitifs d'un monde à jamais figé (et quand de l'eau coule de la cruche, on croit voir une source réinventée), Juliette Binoche incarne l'espace évidé par son absence au monde, tantôt griffant l'air d'un geste qui est signature, à la fois baroque et épileptique, tantôt s'agenouillant sèchement, d'une fluide torsion, pour se signer, mais surtout offrant à la caméra son visage dévasté mais pétri de résistance, un visage fenêtre que traversent tous les paysages de la douleur, toutes les illusions de l'espoir, où d'une seconde à l'autre l'ombre de la joie se dilue dans une nuit atroce, où le silence y est représenté en vacarme invisible. Tout, donc, sauf de l'hystérie, malgré le climat où son corps est plongé, malgré les figures brugheliennes qui l'entourent. Ici, seul le corps joue, ou presque, et quand pleure la parole, les mots sont modulés comme une fugue brisée, face au frère monolithique Paul Claudel (Jean-Luc Vincent, en commandeur habité mais clos). Au début du film, un plan nous montre un arbre, immense, s'étendant aux quatre coins de l'écran, ses branches nues et tordues, à la mois métaphore et incarnation de ces torsions qui ont à jamais déformé les pensionnaires de l'asile où est internée Camille. Les arbres souffrent-ils? Le regard de Binoche plane sur la question, se veut oiseau un instant. En filmant l'attente – l'attente du frère, l'attente du temps qui piétine, de la saison qui meurt –, Bruno Dumont, une fois de plus, fait du regard non seulement une contemplation mais une expérience, celle du monde intérieur qui vacille derrière la façade des cris et tremblements, fixités et désarrois, derrière l'image qu'est le visage. Il filme le corps asséché par l'espace, contraint à des parcours labyrinthiques, son destin de masse, de silhouette, il filme aussi ses confrontations aux éléments, par exemple l'œil de rapace rivé sur la patate dans l'eau bouillante, la main qui se contracte au moment de saisir la plume, l'œil qu'envahissent les larmes avec une lenteur intolérable, la bouche que fend le silence sans cesse retenu. On est toujours hors le lieu du commun, hors le commun qui si souvent dans les films sert de patinoire à des figures imposées. Ici, si le lieu enferme le commun, c'est que la communauté est impossible, livrée à nos regards dans ses fractures irréductibles. Personne ne sortira d'ici vivant. Nul pilier qui cache la grâce. Car la grâce était dans Camille, et c'est elle qu'on cherche à rendre pilier, granit mort.
Il y a un moment étonnant, presque improvisé, voire accidentel, et qui peut faire sourire, mais qui devient immédiatement plus qu'éloquent : c'est quand Paul Claudel, après avoir tourné la manivelle de sa voiture (j'adore les manivelles, et le mouvement qu'elles induisent…), essaie d'ouvrir sa portière, mais la portière résiste, ça dure à peine quelques secondes, et c'est sans doute trois fois rien, mais le non-événement en dit long, car soudain c'est le monde – le monde extérieur – qui se manifeste, là, dans son odieuse mécanique pour une fois enrayée (le spectateur n'aura pas droit à une poursuite en voiture, qu'il se résigne…). On songe alors à ce mot: "détraqué", qui désigne souvent le fou. Mais ce qui est ici détraqué, ce ne sont pas tant les internées bien réelles du film, que la machine qui a condamné Camille Claudel à la réclusion. Le monde a beau marcher à la manivelle, parfois sa portière ferme mal.
Comme tout bon samouraï, Dumont aime à suspendre sa caméra à quelques millimètres de la nuque. Il aime à s'attarder – et là encore on peut réfléchir aux sens multiples d'attardé. S'attarder dans le regard, le silence, le mur, le chemin, la montée, attarder le regard dans le vide, attarder le chaos des souvenirs dans le frémissement de la lèvre. Prendre le temps, au sens physique, dans sa rugueuse malléabilité. Comme ce moment où Binoche/Camille saisit un peu de terre humide et s'interdit de faire surgir de cette boue mutique la figure derrière la forme, parce que la liberté ici n'est plus de mise. Ou comme cette scène de confrontation entre Camille et Paul, où les deux corps, comme à la corrida, cherchent la posture qui présidera à l'estoc, Binoche finissant par offrir son dos au frère pour mieux lui parler, tandis qu'autour d'eux les murs rougeâtres hurlent un sang caché.
Des malades, comme de Binoche, Dumont cherche à obtenir – et obtient – non cette "vérité" irréductible qui fonderait on ne sait quel réalisme, mais un vibrato doloroso en temps réel, une émotion en perpétuels aguets, qui, à chaque instant, envahit l'espace qui nous sépare de ce que nous voyons, et nous renvoie à ce qui nous bouleverse et nous aliène : la sidération.
Des malades, comme de Binoche, Dumont cherche à obtenir – et obtient – non cette "vérité" irréductible qui fonderait on ne sait quel réalisme, mais un vibrato doloroso en temps réel, une émotion en perpétuels aguets, qui, à chaque instant, envahit l'espace qui nous sépare de ce que nous voyons, et nous renvoie à ce qui nous bouleverse et nous aliène : la sidération.
Bonheur de lire ce qu'on aurait aimé pouvoir écrire.
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