lundi 8 avril 2013

Gass et son crabe

Aux étudiants qui suivent un master de traduction, je dis souvent: pour traduire, lisez. Lisez en français. Abreuvez-vous de phrases, sniffez de la syntaxe, défoncez-vous à toutes sortes de champs lexicaux. Votre mémoire, dûment dopée, s'en délectera Et le fait est qu'on peut parfois trouver, dans l'ailleurs d'un livre, la solution à un problème de traduction. Parce que le dictionnaire, c'est bien joli, mais on peut se frapper le front avec, ça ne fera pas d'étincelles. Il y quelques jours, en lisant/traduisant le dernier roman de Gass, Middle C, je tombe sur cette phrase:
"Joey always cranked the Victrola one more time before he left, so a few sides could be managed, if Mr. Hirk could spindle a record - hard to do with his crabbed hands growing crabbier by the week."
Bon, en gros pour situer, le passage parle de Joey, un ado qui prend des leçons de piano avec un vieux bonhomme arthritique, Mr. Hirk. Ils écoutent aussi des disques, sur un vieil appareil de marque Victrola, vous savez, le genre d'antiquités qui se remontent à la manivelle (ça tombe bien, j'ai un faible pour les manivelles, et le mouvement qu'elles induisent). Et donc Joey remonte pour Hirk l'engin, parce que notre Hirk a des mains saccagées par l'arthrose – c'est ce que nous dit Gass: des "crabbed hands", autrement dit, des mains de crabe. Mais il ne dit pas "hands of crab" ni "crab's hands". Il fait de "crab"… un verbe ! puis un adjectif: "crabby", qu'il module en "crabbier".
Evidemment, la solution évidente ne marche pas. Des mains crabées, ça ne marche pas. Crabeuses? Bof. Pourquoi? Difficile à dire. L'oreille le sent. Ce "crabé", ce "crabeuse" a perdu toute sa carapace, et on ne lui devine aucune pince. Il ne fait pas l'affaire, on ne le sent pas grincer. Donc, comme disait l'autre: que faire? Quand on ne sait pas où chercher, le mieux c'est de trouver. Quelqu'un d'autre l'avait fait à ma place un peu plus tôt. Le souvenir d'une page lue la veille me fit reprendre Le palace de Claude Simon, où un petit miracle m'attendait, sur le sable de la page 127:
"Pas les amputés théâtraux, glorieux et médaillés qui assistent aux revues, assis dans leurs petites voitures poussées par une cohorte d'infirmières médaillées, mamelues et glorieuses et devant lesquels s'inclinent des étendards chargés de médailles, mais comme ces gens dont les vêtements, la manche, s'efforcent de dissimuler une prothèse, l'étoffe (avant même qu'on ait vu la main gantée de cuir, toujours à demi ouverte, fixe, avec son pouce fixe, ses doigts raides, son aspect élégant, funèbre, crustacé – pas une main, quoique cela essaye d'y ressembler: une pince) se plissant d'une façon particulière, inanimée pour ainsi dire […]"
Par un phénomène de miroir, deux textes soudain entrent en contact. Et dans l'un figure un mot qu'il peut être intéressant de greffer sur l'autre. Ce mot, vous l'avez lu, c'est "crustacé". Que Simon emploie dans un sens mi adjectif mi substantif. Mot déplacé, qui déjà se tortille. Il croustille, ce mot, il est à la fois raide et suffisamment articuleux pour pouvoir ramper d'une page à l'autre. Mais comme Gass faisait de "crab" un verbe, je dois à mon tour tenter un petit quelque chose. Du coup, je fais de ce "crustacé" un verbe: "crustacer". Et ça me donne ceci:
"pas facile avec ses mains crochues qui se crustaçaient un peu plus chaque jour."
Apparemment, la greffe a pris. Evidemment, la chose sera à vérifier lors de la relecture, quand tout se sera un peu stabilisé – on saura alors si l'opération tient le coup, si ça crustace encore comme il faut. Qui remercier? Claude Simon? Le cerveau qui, l'air de rien, permet ce genre de connexions? le hasard des lectures? Aurais-je trouvé le verbe "crustacer" si je ne m'étais pas aventuré dans Le Palace? Difficile de savoir. Mais ce qui est sûr, c'est que, dès que nous avons le dos tourné, les livres s'échangent leurs secrets et, à notre retour, voilà que le livre qu'on lisait se met à siffloter un air qu'on jurerait avoir entendu un peu plus tôt dans la bouche de papier d'un de ses voisins d'étagères. Pour traduire, il ne faut donc pas seulement lire, mais laisser les livres se lire et se lier entre eux. Ça tombe bien, ils adorent ça. Ils sont ça: lecture et lien en accès illimité. Bonne pêche.

5 commentaires:

  1. Habitué à Twitter, j'ai parfois la flemme de lire vos articles jusqu'au bout. Mais celui-ci est plein de grâce.

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  2. aaah oui... très beau billet... le verbe crustacer est tout à fait déléctable en la circonstance... belle inspiration

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  3. Quoique rares, crabbed et crabby ont aussi et d'abord un sens très précis dans le dictionnaire... = full of contorsions, très proche aussi de "cramped hands". "Crustacer" s'éloigne du texte orignal, éloignement que le contexte ne justifie pas (pour autant que l'extrait permette d'en juger). Spindle renvoie à la notion de torsion. Bref, le traducteur récrit le texte : excellente démarche... en crabe.

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  4. Ah, j'adore ! En plein dans ma problématique actuelle ! Merci ! (Pas les crabes forcément, mais le mot juste...)

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