vendredi 12 avril 2013

Djian : dictée obligatoire


 pour marion
Longtemps on s'est mépris sur Djian. On a cru, à raison, qu'il tentait de nous indiquer, par le choix de son titre le plus connu, qu'il nous donnait une indication du degré de maîtrise de son écriture (37,2°) – le malin. Il écrivait alors comme écrivent les Américains qu'on traduit quand ils écrivent comme des Français qu'on traduit en américain (what a pitié).

On a dit de lui, à cette époque bénite et beneix, qu'il était un héritier de la beat generation. C'est vrai qu'il innovait à mort comme Burroughs, était incantatoire comme Ginsberg et jazzait comme Kerouac. Hein quoi? Non rien. On voulait juste dire à l'époque qu'il avait été docker (sors de ce corps, Bernard Lavilliers!) et lisait L'Attrape-Cœur (le roman le plus surestimé du monde avec Lucien Leuwen) avant d'être magasinier chez Gallimard (l'équivalent sans doute de mineur chez Zola). Mais Djian est avant tout un parolier, c'est-à-dire quelqu'un qui fabrique de la parole (comme ça, on évite d'utiliser le verbe "écrire", c'est mieux). Il a quand même assuré le doublage sur papier de "Déjeuner en paix", la chanson de Stéphane Eicher qui a porté le vers de cinq pieds à d'hélvètes et entêtantes hauteurs (même si ladite chanson, glaglagla, faisait rimer "monde" avec "hécatombe"). Puis il a rédigé d'autres livres qui ont réussi l'exploit d'être tous meilleurs que le suivant, ce qu'a su vite piger le prix Interallié.
Mais on s'est trompé. Grave, dude. On l'a sous-estimé, the man. Djian est un styliste, un amoureux de la grammaire, un fou de la syntaxe, un habitué de la ponctuation, un dealer d'adverbes – il planche, et le dit. Il prend le lieu commun et lui tord le cou. Il – non, pardon, on s'est mal relu. On voulait dire: le lieu commun le prend et lui tord le cou. Hum. Du coup, ça change tout. Mais balayons tous ces a priori dont nous nous étions munis au cas où ils nous auraient servi a fortiori. Laissons l'homme naviguer entre Boston et Biarritz (bon, là, en ce moment il est à Valence, lui qui entretient des liens avec le cinéma qui sont de l'ordre de l'amour/haine, enfin, ça dépend des recettes…). Donc, contemplons l'œuvre. Laquelle se tient toute droite et toute seule (surtout toute seule) dans la langue comme le pied unique d'une grue dans un champ en jachère (je sens que cette image est ruralement correcte mais un tantinet biaisée). 
Depuis l'aube des temps, nous aimons les dictées. Et surtout les dictées commentées. C'est comme ça, on n'y peut rien. On est toujours à l'affût d'un Maurice Carême prosateur et hip-hop. Il se trouve que Djian a eu la bonne idée d'écrire une très longue dictée intitulée Oh… D'abord, son titre nous a surpris, puis il nous a étonnés. Après, il nous a juste donné la mesure de la puissance de l'oubli. Heureusement les Inrocks nous ont éclairé sur l'indispensable modernité de ce projet littéraire. Une femme violée se tapait son violeur, à son insu, puis avec gourmandise. Sauf que c'était pas du Jauffret.
Bref, motivé comme jamais, nous avons tenté de piger (to dig) le sens caché de tout ça. Its hidden meaning. Its fucking hidden meaning, même. Ce "OH" était – ô surprise! – une abréviation! C'était, selon la table des éléments, le fameux ion hydroxyde, dont le caractère basique se mesure par une constante d'équilibre tandis que sa nucléophilie se mesure par une constante de vitesse, ce qui est déjà trop en dire et se foutre un peu de ma gueule.
Mais trêve d'exégèse: lisons, lisons ! Pas seulement parce que le rire est le propre de l'homme, mais aussi parce que si, quand même, il l'est. Donc, ce soir d'hui, c'est dictée. Prenez une feuille, un crayon, et non, désolé, la gomme est verboten. Hélas. C'est parti. Extrait de Oh O 3 pts. Je ne ferai pas toujours les liaisons alors soyez attentifs. Oh, Louison! je t'ai vue! Repose tout de suite Mort à Crédit! On n'est pas là pour rigoler. Allez, dictonnons:
"Je suis sensible, en général, aux interventions du monde extérieur. [C’est bien, il ne faut pas avoir honte, d’ailleurs c’est un peu le point commun entre 6 973 738 433 d’êtres humains]. Je peux rester enfermée plusieurs jours d'affilée [félicitations, même si "plusieurs jours" qui n’auraient pas été "d’affilée" ça aurait pu faire son petit effet], ne pas mettre un seul pied dehors [tant qu’à mettre un lieu commun dehors, autant que ce soit le pied] si je perçois un inquiétant présage [mais oui, Cassandre, nous te recevons 5 sur 5] dans le vol erratique d'un oiseau [l’oiseau, qui est l’étourderie même, rappelons-le, fait n’importe quo, il vole comme un gauchiste poursuivi par un nervi du GUD] - si possible accompagné d'un cri perçant [le cri a intérêt à être perçant s’il veut qu’on l’entende] ou d'un croassement lugubre [on attend, en vain depuis deux mille ans, l’apparition du croassement jubilatoire, équivalent probable de l'écrivain autrichien farceur] - ou encore si un rayon de soleil le soir vient étrangement me frapper en pleine figure en traversant le feuillage [ici, l’adverbe « étrangement » réussit ce tour de magie incroyable d’immiscer de l’étrangeté dans un phénomène qui pourtant se résume à se faire aveugler par une boule en fusion] ou si je me penche pour donner un peu d'argent [« un peu », parce que « beaucoup » aurait paru «un peu» exagéré] à un homme assis sur le trottoir qui soudain [action ! réaction !] m'attrape le bras [qu’il aurait pu tout aussi bien « saisir », ou duquel il eût pu s’emparer] et me hurle au visage : "Les démons, les visages des démons... mais si je menace de les tuer, là, ils m'obéissent... !!" [On a beau venir de l’enfer, on a pas envie de mourir, et on sait reconnaître une menace quand c’est une menace, surtout si elle est menaçante] - l'homme éructait [le sans-abri ne s’exprime pas, il « éructe »], répétait cette phrase en boucle [tant qu’à répéter, autant que ce soit en boucle] avec des yeux fous [pourquoi ne pas oser des « prunelles démentes » ou des « iris psychopathes » ?], sans me lâcher [cette façon qu’a le pauvre de se cramponner au riche !] et en rentrant, ce jour-là, j'avais fait annuler mon billet de train [ouf, il était remboursable], oubliant à l'instant le but de mon voyage [distraction un peu excessive, mais bon…], n'y attachant plus aucune espèce d'intérêt [la phrase s’étire, attention, la redondance s’annonce], pas le moindre [et voilà, paf], n'étant pas candidate au suicide [on peut être candidat au suicide puisque le dictionnaire des expressions toutes faites l’atteste] ni sourde aux avertissements [ou aux "injonctions", la surdité ayant cette particularité d’empêcher la réception de messages audio], aux messages et aux signes que l'on m'envoyait [diantre, que la sémiotique sait être subtile].

A seize ans, j'ai loupé un avion à la suite d'une beuverie aux fêtes de Bayonne et cet avion s'est écrasé [on apprécie l’allitération beuverie/Bayonne, même si, non rien]. J'y ai longuement réfléchi [il est bon que la réflexion prenne son temps : « j’y ai courtement réfléchi », ça ne marche pas]. J'ai alors décidé que dorénavant [quitte à prendre une décision, autant qu’elle soit effective tout de suite, sinon ça sent la procrastination et le roman piétine], j'allais prendre certaines précautions afin de protéger ma vie [si les précautions peuvent nous protéger, moi je dis que c’est bien, ça m’a l’air même logique]. J'ai admis que ces choses existaient [réalisme, sagesse, principe de réalité] et j'ai laissé rire ceux qui prenaient le parti d'en rire [à la fois, on va pas non plus les empêcher de faire ce qu’ils font puisqu’on vient de dire qu’ils le faisaient de toute façon]. Je ne sais pour quelle raison [suspense] mais les signes venus du ciel m'ont toujours semblé les plus pertinents, les plus impérieux [oui, bon, la météo c’est pas non plus le top du fiable], et un nuage en forme de X - un genre assez rare [effectivement] pour attirer doublement mon attention [l’attention est si souple qu’elle peut se plier en deux, voire loucher] - ne peut que m'inciter à me tenir sur mes gardes [on ne vous demande jamais vraiment de vous tenir sur vos gardes, dans les romans, on préfère vous « inciter »] . Je ne sais pas ce qui m'a pris [cette ignorance coupable doit à mon avis appeler une suite de questions, sinon le lecteur va être le seul à s’interloquer]. Comment ai-je pu relâcher ma vigilance ? [Première question, ouf. On était justement en train de se la poser.] Même si c'est un peu - beaucoup ? - à cause de Marty [Un peu ou beaucoup ? Cette hésitation semble prouver que rien n’est tranché.]. J'ai tellement honte. Je suis tellement furieuse, à présent. Furieuse après moi. [Au cas où on aurait cru qu’elle était furieuse après le type qui a fait d’elle un personnage psychologiquement psychologique.] Il y a une chaîne à ma porte. Il y a une maudite chaîne à ma porte [ici, entendez « maudite » dans sa tonalité anglaise : a fucking chain – oui, Djian est un peu anglais, il a lu L’Attrape-Cœur, non mais], l'ai-je oublié ? [nous aussi, rassure-toi], Je me relève et je vais la mettre [ déplacement + action : double trouvaille de l'efficacité – sans compter le sous-texte érotique derrière ce tendancieux « je vais la mettre », thème du livre]. Je pince un instant ma lèvre inférieure entre mes dents [elle ne la mord pas, elle la pince : précision chirurgicale, charme de l’écriture dentaire] et je reste immobile une minute [on actionne le chrono, svp]. En dehors du vase cassé, je ne constate aucun désordre [besides the fucking shattered vase, i see no fucking mess]. Je monte me changer [elle aurait pu changer se monter, ça nous aurait fait des vacances]. Vincent vient dîner avec son amie et rien n'est prêt [c’est un peu une métaphore du livre, là.]

La jeune femme est enceinte, mais l'enfant n'est pas de Vincent [Dallas, ton univers impitoyable]. Je ne dis plus rien, à ce sujet. Je n'ai rien à y gagner. Je n'ai plus la force de me battre avec lui. Ni envie. [Fucking abnégation.] Lorsque je me suis rendu compte à quel point il ressemblait à son père, j'ai cru devenir folle [camisole, hop !]. Elle s'appelle Josie. Elle cherche un appartement pour Vincent et pour elle, et pour le bébé à venir [la syntaxe est correcte, c’est déjà ça]. Richard a feint de se trouver mal lorsque nous avons évoqué le montant des loyers dans la capitale [tu m’étonnes]. Il a marché de long en large [il aurait pu faire les cent pas mais bon, évitons les clichés] en maugréant [il fait bien de maugréer, il n’y a que dans les livres qu’on maugrée, inspecteur], comme c'est devenu son habitude [le type en question doit être hyper doué pour arriver à feindre de se trouver mal tout en faisant les cent pas]. Je vois combien il a vieilli, combien il est devenu sombre en vingt ans [le mec a vieilli en vingt ans et ça se voit : il est pas très doué pour le camouflage]. "Quoi, par an ou par mois ?" a-t-il fait en prenant un air mauvais [je n’ai jamais compris dans les romans ce « a-t-il fait », qui me semble n’exister que dans les traductions de la Série noire – quant à cet « air mauvais », il doit être vendu en grande surface]. Il n'était pas sûr de trouver l'argent [zut]. Tandis que moi, je suis censée bénéficier de revenus confortables et réguliers [l’ironie +l’euphémisme= subtilité]. 

Naturellement.  [un adverbe isolé, ça en jette, non ?]

"Tu as voulu un fils, lui dis-je. Souviens-toi."  

Je l'ai quitté car il était devenu insupportable [logique] et aujourd'hui, il est plus insupportable que jamais [on se bonifie rarement, ma brave dame]. Je l'encourage à se remettre à fumer [tsss] ou même à courir afin d'évacuer cette amertume ombrageuse [alors là, on tique un peu : « amertume ombrageuse », bien qu’en apparence très littéraire, ne serait-il pas, très simplement, indigeste, voire grotesque, ou pire : « très littéraire » ?] qui l'anime la plupart du temps [et non neuf fois sur dix, comme on l’avait naïvement crute].  

"Excuse-moi, mais va te faire foutre, me dit-il. En tout cas, je suis à sec pour le moment. Je croyais qu'il avait trouvé un job.  

- Je ne sais pas. Parlez-en, tous les deux."  

[Fucking dialogue.]

Avec lui non plus, je ne veux plus me battre. J'ai passé plus de vingt ans de ma vie [vous aurez remarqué qu’on ne dit jamais « moins de vingt ans » dès qu’on parle d’une cohabitation qui fait chier, même si grosso modo on parle du même nombre d’années] avec cet homme, mais parfois je me demande où j'en ai trouvé la force.  [La femme, ce titan – on remarquera au passage que souvent on ne sait pas d’où viennent nos forces, surtout quand elles ont fait le gros dos pendant deux décennies]

Je me fais couler un bain [tiens, un vers de sept pieds !]. Ma joue est rouge, et même un peu jaune, comme de la terre cuite [souvenir d’atelier poterie ?], et j'ai une petite goutte de sang au coin de la lèvre [quel dommage ! c’était une occasion inespérée d’utiliser le mot « commissure » !]. Je suis sérieusement décoiffée - la pince qui retenait mes cheveux en a libéré une bonne partie [alors, oui, effectivement, vous êtes décoiffée, et même « seriously », mais arrêtez avec les anglicismes]. Je verse des sels dans la baignoire [sujet verbe complément baignoire]. C'est de la folie car il est déjà cinq heures de l'après-midi [on dit rarement « 17h » dans les romans, à croire qu’on est payé au signe] et cette fille, Josie, je ne la connais pas très bien. Je ne sais pas trop quoi en penser [pas grave, apparemment, penser n’est pas à l’ordre du jour]. "
Ô lecteur de ce blog qui aime les dictées (et Djian), je sens que tu t'énerves. Tu cries au procédé, à la mauvaise foi, tu trouves cette façon de procéder à la fois inique et insultante (tu m'as déjà reprochée ma méthode quand j'ai fait un montage d'éloges consacrés à Houellebecq assortis de citations, évidemment pathétiques, du même). Je t'accorde que ma façon de procéder n'est pas d'une élégance folle. Peut-être même est-elle indigne de moi. Et tu vas, si ça se trouve, te fendre d'un commentaire hargneux (que je ne publierai pas forcément, pas folle la guêpe). Mais tu sais quoi? Faulkner. Oui: Faulkner. C'est tout ce que j'ai à dire. Relis ou lis Faulkner, et nous causerons de tout ça avec un peu plus de recul.
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Philippe Djian, Oh..., éd. Gallimard, 2 € si tu cherches bien

7 commentaires:

  1. 2 €, c'est encore trop... et puis toujours trop de livres à lire dans mon stock, je ne vais pas m'encombrer d'un que je refermerai après trois pages sans savoir à qui en faire cadeau (?), déjà que j'ai réussi à me débarrasser d'un Marc Lévy offert par une personne bien (re-?) intentionnée qui n'a pas compris que je n'aille pas au-delà de la dixième page (bel effort, pourtant, je trouve !) Au fait, qu'ont donné les concours blancs de Louison ? Ca c'est important !

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  2. Oh! Loin de m'énerver, je rigole! Mauvaise foi fondée, iniquité justifiée, inélégance bien tournée! C'est vrai, quoi!

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  3. Oh purée mais vous dormez des fois?

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  4. Le tirage au sort de la coupe du navet de l'année propose pour une place en finale :
    Djian contre Zeller et Beigbeder vs Olivier Adam
    Qui sera en finale ? Qui pour succéder à Angot ?

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    1. Ne vilipendez pas le navet, c'est un excellent légume dont je viens d'acheter deux bottes au marché pour accompagner un superbe poulet (fermier), ils vont cuire et rissoler dans le jus, ce sera un délice ! Quant aux ouvrages qui auraient pu être vendus par feu Louis-René-Marie dans son échoppe, je propose de les utiliser comme combustible dans la cuisinière qui servira à la cuisson (allons bon, voilà que je milite pour l'autodafé en littérature, il est temps que je coupe mon ordinateur pour aller relire Fahrenheit 451 !)

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    2. zeller est hors-concours. chaque année, il est haut la main lauréat du prix jean-marc maniatis, au grand dam de beigbeder...

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