lundi 10 juin 2019

L’ORGASME AU-DESSUS DE LA CEINTURE – Grégoire Bouillier


  
Avec Le Dossier M, Grégoire Bouillier forme une entreprise qui n’a pas eu beaucoup d’exemples et dont l’exécution n’aura sans doute guère d’imitateurs. Pour rendre compte du Dossier M, je vous propose un terme : transport. C’est un mot qui évoque tout d’abord un véhicule, un déplacement, le bus arrive, hop, on roule, ça secoue, affluence, contacts, heurts, promiscuité, mais aussi destination, songeries, rencontres, paysages. Mais bien sûr, « transport » dit aussi l’extase, l’épiphanie, l’éblouissement, l’élan, quelque chose qui nous arrache à nous-même – « l’effarement est ma boussole », dixit l’auteur. Eh bien c’est tout cela, Le Dossier M : un moyen de transport, au sens littéral comme au sens figuré, et la première erreur consisterait à voir en ces « confessions » – où Rousseau s’avance en Zorro sous l’égide d’Ulysse (avec la moustache de Proust) – une entreprise narcissique, un énième et monstrueux avatar de cette vieille auto-tamponneuse qu’est l’autofiction. Certes, Bouillier parle de lui, mais attention, ce « de » veut dire ici « à partir de », il ne s’agit pas d’un repli, Bouillier ne fait pas de l’air-ego, il pollinise, travaille l’angle large, exporte son faisceau : « La projection de soi est ce qui se fait passer le plus universellement pour le souci de l’autre et voici pourquoi parler de soi m’apparaît, à la réflexion, l’attitude la moins narcissique qui se puisse être, celle qui, à la réflexion, lui nuit le moins. C’est seulement lorsqu’on s’est vu soi-même qu’on peut espérer voir l’autre. » Bouillier, juge de Grégoire ? Possible. Mais un juge blessé, un Quichotte sans casque, heureusement doté d’un redoutable esprit d’escalier, ce dont témoigne par ailleurs la construction de son livre en « niveaux ».

Avant de grimper (ou dévaler) les innombrables degrés par lesquels l’auteur s’évertue à « reprendre ses esprits », il faut partir d’un fait brut, de ce qui chassa l’homme Bouillier hors du bois du silence (son dernier livre remonte à dix ans) : le suicide d’un homme, Julien, qui s’est pendu avec une ceinture à la poignée d’une fenêtre, après avoir appris la liaison de l’auteur avec sa femme. Cette mort, précisément datée (2005), est la pierre de taille et d’achoppement à partir de laquelle Bouillier tente de réécrire le nouveau monde qui est alors le sien. Et si tout semble chevillé à ce suicide, il ne s’agit pas pour autant d’un long travail de deuil, mais de la re-visitation quasi exhaustive des pensées et sensations qui ont façonné celui qui s’expose aujourd’hui. Ebranlé – au sens de « mis en branle » – par la violence de cette mort, l’écrivain s’abandonne alors à une dynamique confessionnelle que plus rien ne semble pouvoir endiguer. D’autant que la mort du dénommé Julien est inextricablement lié à la passion monumentale qu’éprouve l’auteur pour la « M » du titre. Toutefois, c’est moins en acteur et témoin d’un drame qu’en sismographe des dits et actes de ses contemporains qu’il réexamine ses expériences.

Le lien secret qui unit le suicide de Julien à la passion du narrateur pour M, ce lien secret va exiger de tout dire. De tout rapporter, disséquer, analyser. De tout écrire – et tant pis si cela signifier « déboiser des forêts ». Pourquoi Bouillier écrit-il ? Pour « se démentir », pour « échapper à ses propres affects », « atteindre des orgasmes au-dessus de la ceinture », « entrer dans les détails où se cache le diable ». Dès lors, tout y passe, comme aspiré dans la spirale critique et digressive de l’auteur. Tout bois fait feu : telle est sa devise. Que ce soit les années 80 qu’il réévalue de façon exemplaire à l’aune du JR de Dallas, de sa propre éthique revue et approuvée par Zorro, des scènes fondatrices de film (dont Le Miroir de Tarkovski), des lois de l’attraction hétéro, du secret de l’émail jaspé, de la grotte de Chauvet, de l’actrice Ali MacGraw, Mesrine et Sza Sza Gabor, de l’Ircam, du tome 1 de l’Histoire de la sexualité de Foucault, du camp de Falkenau, de la mort de sa mère qu’il apprend en écoutant une émission sur Wagner à la radio (grand moment !), mais aussi de l’année 1976, d’un match de handball féminin, du crash d’un Airbus évité, de l’argent, des séries télé, etc. La Passion selon Bouillier est vorace, elle exige la vérité et toute la vérité. S’il la beauté est convulsive et l’amour fou, alors il faut y aller franchement, et tant pis (non : tant mieux !) si ça veut dire recourir au « narratus interruptus », et affronter de plein fouet des lieux dits communs. Parti pris de Bouillier : ne jamais tourner autour du pot, y enfoncer le bras puis tout le corps, travailler la langue sans l’enjoliver, en la forçant plutôt à rendre gorge. Mais l’on n’aura rien dit du Dossier M tant qu’on n’aura pas louer sa drôlerie, héritée de Proust, Kafka, Nabokov, Gombrowicz, l’énergie libératrice avec laquelle l’auteur essore son lecteur en même temps que lui-même.

Un dossier, dit-il ? Un maelstrom, plutôt. Une corne d’abondance, mais aussi de taureau, façon Leiris. Une folie, au sens architectural. Une forme d’expiation, aussi, peut-être. M comme magistral. M comme misons déjà que Bouillier saura relancer la donne dans le Livre 2, à paraître en janvier. M comme mais on n’en doute pas.

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Grégoire Bouillier, Le Dossier M, livre 1, éditions Flammarion, 24,50€




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