Si, comme l’a dit Buffon, le style, c’est l’homme même, pourquoi ne pas remonter encore un peu plus haut dans la chaîne alimentaire de l’écriture, et avancer que la taupe est le style même. Oui, la taupe, ce talpidé fouisseur, qu’on estime ravageur alors qu’il élimine les limaces. Mais ne quittons pas Buffon tout de suite. Penchons-nous le temps de quelques lignes sur sa conception, sa vision de sa taupe : « La taupe, sans être aveugle, a les yeux si petits, si couverts, qu’elle ne peut faire grand usage du sens de la vue ; en dédommagement, la Nature lui a donné avec magnificence l’usage du sixième sens, un appareil remarquable de réservoirs et de vaisseaux, une quantité prodigieuse de liqueur séminale, des testicules énormes, le membre génital excessivement long ; tout cela secrètement caché à l’intérieur, et par conséquent plus actif et plus chaud. » L’avantage ithyphallique pallie-t-il vraiment l’acuité de la vision ? Laissons le soin aux micropéniens extralucides et aux porn-stars presbytes de résoudre cette épineuse question. Revenons plutôt à la taupe même : creusons la chose.
Avant d’établir ses quartiers chez Kafka, ce petit animal a longtemps vécu en terre flaubertienne. Il n’est que d’ouvrir le
Dictionnaire des idées reçues du maître de Croisset, pour y trouver sa définition, héritée non sans malice du sieur Buffon : « Taupe. Aveugle comme une taupe. Et cependant elle a des yeux. » Remballons notre sourire ; prenons au sérieux cette assertion. On peut avoir des yeux et être aveugle – autrement dit, ce n’est pas parce qu’on a l’organe adéquat qu’on sait s’en servir. Avoir des visions, en revanche, ne nécessite sans doute guère d’yeux, ou du moins pas de ceux qu’on se frotte machinalement, d’où coulent des larmes proverbiales, qu’on promène sans penser à rien sur tel ou tel paysage. J’aimerais ici avancer l’idée d’un devenir-taupe chez Flaubert. Et tant qu’à faire, d’un devenir-taupe du lecteur de Flaubert.
Lors de ma première découverte (scolaire) de
Madame Bovary, on m’avait assigné une tâche que j’avais bien vite jugée fastidieuse. On m’avait demandé de relever les occurrences de l’usage de l’imparfait dans ce roman de mœurs. Bêtement, en jeune veau, j’avais établi une liste exhaustive de toutes ces « imperfections » du verbe, en les commentant vaguement, à ras d’humus. Non, m’expliqua le professeur présidant à mon destin, tu n’as pas compris. Où vont ces imparfaits ? Jusqu’où s’enfoncent-ils ? Ou ressortent-ils ? J’avais fini par me prendre au jeu et sonder plus gaillardement les galeries de Madame Bovary, sur quoi s’ouvrit alors, se déplia, ou plutôt m’apparut, tel un prodigieux plan en coupe, l’insoupçonné réseau de la grammaire flaubertienne. Je vis soudain l’imparfait fouisser jusque dans les galeries du passé simple, délogeant sans vergogne ce dernier. Je venais, ni plus ni moins, d’entrer en littérature. Le terrier Flaubert avait fait de moi une taupe, ou du moins un jeune rongeur épris de tunnels.
J’ignorais bien sûr à quel point la symbolique – ou plutôt la technique – de la taupe importait à Flaubert. Déjà, dans la version de 1848 de
La Tentation de Saint Antoine, la bestiole fait deux apparitions remarquées :
« L’âme chaste retournera dans le corps de la taupe,
et elle forniquera avec son père et avec sa mère,
avec ses enfants et avec ses sœurs. »
Et, un peu plus loin :
« Qu’est-ce qui fait que les aigles sans tomber se
Soutiennent au-dessus des nuées, et que les taupes
Sans étouffer se promènent sous la terre ? »
Il est clair que cette taupe entretient un rapport complexe avec les pulsions de vie et de mort. Aussi souterraine soit son existence, elle n’oublie pas d’engendrer et de respirer, même aveuglément. Mais en quoi est-t-elle stylistiquement pertinente ? Là, il convient je crois de s’aventurer dans la Correspondance de Flaubert, ce prodigieux réseau de galeries qui, à force de pulvériser la vision classique qu’on a de l’écriture, aboutit à une définition organique, quasi animale du travail poétique.
Le 22 septembre 1853, Flaubert, dans une lettre à Louise Collet, écrit ceci : « Il faut se refermer, et continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe. » Comprenons deux choses : non seulement l’écrivain doit travailler dans l’obscurité toute relative de son œuvre, sans se laisser distraire (admettons que cela devrait aller de soi…), mais encore, mais surtout, il bâtit son œuvre de façon à ce qu’on puisse circuler d’un œuvre à l’autre en empruntant telle ou telle galerie, creusée à la seule force motrice de motifs, de sonorités, d’images, etc. L’œuvre doit être poreuse à elle-même, et c’est à cette seule condition qu’elle peut rêver d’être organique, et non bêtement technique. Grande leçon : plus l’auteur fouisse, et plus le lecteur, à son tour, s’enfonce. (Courage, fouissons !) Et quand Flaubert déclare, toujours dans Correspondance, « La vie ! la vie ! Bander tout est là ! », repensons brièvement à l’impressionnant attribut de notre amie la taupe, que nous avons évoqué plus haut. Qui bande ici ? Le sexe de la taupe ? N’est-ce pas plutôt son œil ? La vision de Flaubert, en perpétuelle érection, écarte alertement les plis du réel pour s’en aller germiner en profondeur.
Mais, me direz-vous, où sont les taupes dans Madame Bovary ? Y en a-t-il seulement ? Eh bien, oui, il y en a – mais elles recèlent un des plus grands mystères de la littérature. Rappelez-vous. Charles Bovary vient de perdre sa première épouse – la « première » Madame Bovary (le roman en comporte quatre : la mère de Charles, la première femme de Charles, Emma, et enfin leur fille Berthe). Le père Rouault, lui aussi veuf, tente de remonter le moral à Charles en lui contant son propre chagrin. Et là, il dit ceci – ou plutôt Flaubert écrit cette phrase incroyable : « Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. » Vous avez bien lu : « j’aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin ».
Que font ces taupes dans les arbres, laissées là à pourrir ? S’il s’agit d’une tradition paysanne, liée ou non à la région, je n’en ai trouvé nulle part la mention. Il doit y avoir une explication, sans doute. Mais je veux croire que l’image d’une taupe suspendue, arrachée à son lacis de galeries, exposée en plein jour, comme un chagrin crûment exhibé, nous dit autre chose. Qui sort de son labyrinthe secret encourt de grands risques. Le fait est que, dès qu’Emma s’arrache à son dédale de lectures et de songes, dès qu’elle grimpe aux branches du réel, la mort entre en elle (quand Rodolphe lui déclare sa flamme, il le fait d’ailleurs sur un « tronc d’arbre renversé ».) La taupe-Emma, crevée, enfin ? Ses dernières paroles ? « L’Aveugle ! »