vendredi 26 août 2022

Vive la rantré litérère

Une fois de plus, le petit peuple des lecteurs voit s'avancer vers lui l'inquiétant tsunami de la rentrée littéraire, cet événement typiquement français que l'économie libérale a su transformer en loterie soi-disant culturelle – "les meilleurs livres…", "le top 5 des livres de la rentrée…", "Le peloton de tête…" – et qui cherche, par le matraquage éditorial, à imposer l'idée que l'excellence se mesure à la quantité d'ouvrages vendus – reste aux libraires à absorber une masse d'imprimés servant le plus souvent à maintenir à flot des trésoreries bancales. Comme chaque année, une quinzaine de titres est mise en avant, et leurs louanges concertées déferlent au mépris de tout esprit critique, dans un bel esprit hippique. Les gros éditeurs, qui par leur force de frappe, s'en arrogent la part du lion, concèdent à de plus petites structures des niches généreuses, qui souvent leur servent de laboratoire avant débauchage des auteur.es. Ce cirque n'est pas nouveau, même s'il semble de plus en plus calqué sur un système boursier où les petits actionnaires ont le droit de rêver avant qu'une rafale d'OPA ne les emporte. Pour s'assurer une place sur les étals, on publie de plus en plus tôt dans l'été, afin d'occuper le terrain des tables. Le principe est le suivant: comment faire tenir quatre cents rectangles sur un plan ne pouvant en contenir au mieux que la moitié. Il suffit de diminuer l'espace critique dans les médias, de gonfler les mises en place de certains rectangles, de donner un nouveau sens aux mots "chefs d'œuvre", "génial", "jubilatoire", etc. Les pages littéraires des journaux ont cessé d'être prescriptrices? Qu'à cela ne tienne: on va aller draguer les blogs-et-les-sites-qui-parlent-de-livres, les youtubiens, les tiktokeurs – eux ont compris au moins que la réclame passait par la clameur, et qu'un livre ne valait que par sa réduction au blabla, étant bien entendu que toute mise en perspective – historique, littéraire, stylistique – était superfétatoire, voire obscène. Le Roman est le grand gagnant de cette tartufferie, sauf en périodes électorales où le ludion Essai a toutes les prérogatives. Quant à la Poésie, n'en parlons pas: aucun supplément littéraire ou presque ne lui accorde d'audience digne de ce nom. La poésie ne se raconte pas? Qu'elle aille au diable. Parler d'écriture, aujourd'hui, ce n'est pas aborder la question du sens et de la forme, mais expédier la chose à coups d'images clinquantes: un style tellurique, une écriture magnétique, un phrasé envoûtant, etc. Le mépris patent et assumé dans lequel est tenue la production poétique actuelle est un excellent révélateur, autant que le recyclage de la notion de "poétique" en perpétuel renouvellement. Est poétique, désormais, tout ce qui ajoute au narratif sans pour autant bouleverser le sens. Est poétique non pas la vibration du sens par des effets langagiers, mais un certain lyrisme forain dénué de toute pensée. Finalement, la seule chose qu'il convient de vendre, c'est, bizarrement, le style, mais un style réduit aux acquets, un style au sens quasi vestimentaire: telle année, la phrase se porte plutôt courte, avec des adjectifs cintrés; telle autre, le sur-mesure s'encanaille, on a droit à des décolletés élégiaques, à des franges rimées. En janvier, portez de l'autofiction; en février, essayez la coupe satire politique, dès l'été testez le crop thriller. Les libraires résisteront-ils aux divers formatages qu'on leur impose? Finiront-ils par créer des sections spéciales: Romans qu'il faut avoir lus, Livres dont on ne parle pas, Romans à offrir uniquement, Livres à lire seulement ? Et pour la poésie, voyez derrière les toilettes. Mais que faire de tout ce bétail imprimé qui avance d'un pas déjà las, l'anneau au nez ? Heureusement, il y a le grand abattoir des prix littéraires. Bientôt, seront mis sous vide les produits les plus périssables; bientôt, les viandes les moins prisées seront discountées sur des sites ad hoc. Quant aux belles bêtes stéroïdées, on leur décernera une médaille et on les exhibera au Salon d'Automne de la Culture. L'important, c'est d'écouler tout le stock avant les fêtes de fin d'années, car à Noël il faudra vendre de "beaux livres", des produits plus gros, plus lourds et plus chers. Oui, je sais, rien de nouveau. C'est bien là le hic.

3 commentaires:

  1. Qu'il est désespérément vrai (ô combien!), ce constat vraiment désespérant! Plus rien à attendre de celleux qui s'en rendent, année après année, coupables; c'est entrer en résistance qu'il faut, fourbir nos armes, ne plus avaler nos dégoûts, leur faire rendre gorge du domaine dont iels se sont indûment emparé(e)s, faire comprendre aux lecteur.rice.s (souvent nos semblables, parfois nos soeurs ou frères) qu'il n'est d'écriture qui vaille que s'il y a empoignade avec la langue, corps-à-corps avec le langage.
    Ce refus, tu y es déjà engagé - sache que tu n'es pas seul, loin s'en faut!

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  2. Qu'il est désespérément vrai ce constat désespérant! Plus rien à attendre des responsables de cet état des choses comme de celles et ceux qui, à un titre ou à un autre, s'en sont faits les zélateurs, voire les complices; ce qu'il faut désormais, c'est entrer en résistance, leur faire rendre gorge du domaine dont elles/ils se sont emparés en y évinçant le plus souvent la littérature digne de ce nom, fourbir nos armes, ne plus avaler nos dégoûts, s'employer à convaincre les lectrices et les lecteurs (maintes fois nos semblables, souvent nos soeurs et frères) qu'il n'est d'écriture qui vaille que là où il y a mêlée avec la langue et corps-à- corps avec le langage.
    Ce refus tu l'as fait tien depuis longtemps déjà. Sache que tu n'y es pas seul, loin s'en faut!

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  3. Merci pour cette charge. Pour faire plus large, il y a ce lectorat qui avalise ces temps forts selon les Instances de Consécration. Mon billet de 2009 http://bit.ly/2lnQzvv sur ces lecteurs d'élite et un billet qui regrette - ô combien - la disparition des petites revues de la fin du siècle dernier. https://bit.ly/3oppjNz

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