vendredi 14 octobre 2022

Traduire Hitler: les justes mots de Mannoni


Traduire Hitler
, d'Olivier Mannoni, est un livre arc-en-ciel, en ce que son spectre nous fait passer par plusieurs couleurs, qui toutes s'opposent à un certain "brun". Ecrit et publié après la parution de l'ouvrage Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, ouvrage comportant la traduction (commentée) effectuée par Mannoni du livre de Hitler (éd. Fayard), Traduire Hitler ne se contente pas de retracer la genèse de ce projet éditiorial et d'aborder des questions de traductologie – loin de là.  C'est un véritable livre de bord, sensible et raisonné, mettant en scène l'intelligence et le savoir d'un traducteur face à une tâche pour le moins délicate, qui plus un dans un contexte délicat. Mais en disant "délicat", nous risquerions d'édulcorer la situation, et c'est précisément ce type d'écueils contre lesquels a dû lutter Mannoni. 

Plutôt que d'en rester aux faits, l'auteur revient sur son parcours de traducteur, et l'on mesure alors combien son investissement le disposait à affronter le laid labeur de traduire la prose indigeste d'Hitler. Un investissement moral, érudit, nourri des œuvres de George Grosz, enrichi par de nombreuses traductions liées au nazisme – aux camps, à la Shoah, à la médecine nazie –, un parcours tenace qui nécessitait une solide formation et un estomac non moins solide, au service d'une cause que Mannoni résume ainsi:

"[…] la connaissance de ces textes [les textes écrits par des Nazis] est indispensable, accompagnée par les études des historiens, pour comprendre le fonctionnement de ce régime et, plus généralement, les aberrations des systèmes fondés sur la haine et l'oppression."

Aberration, haine: ces deux éléments, avant d'être des outils concrets et dévastateurs, doivent avoir pénétré la langue, et c'est tout le travail du grand traducteur qu'est Mannoni que de rendre palpable leur insistance dans la syntaxe, le lexique, etc. D'où ce parti pris, en accord avec les éditeurs français, de ne pas essayer de rendre plus "intelligible" qu'elle ne l'est la langue pataude et syllogistique de Hitler.

Le livre de Mannoni revient sur les diverses polémiques qui ont entouré la parution de l'ouvrage, abordant la question essentielle du pourquoi: pourquoi re-traduire Hitler? Pourquoi passer huit ans de sa vie sur une prose immonde qui, de l'avis de certains, comme Johann Chapoutot, "n'a pas joué un rôle central dans l'histoire du nazisme"? A cette question, les réponses qu'apportent Mannoni sont nombreuses, mais l'une d'elles ressort tout particulièrement. 

Dans le dernier chapitre de son livre, intitulé "Echos lugubres", Mannoni, après nous avoir expliqué, exemples à l'appui, comme le nazisme, et Hitler en particulier, avait dévoyé la langue allemande pour, à force de néologismes souvent euphémistiques, faire passer en sous-main l'horreur, prend le temps de remettre quelques pendules à l'heure. Ce rapport vicié au langage n'a pas disparu en 1954, loin de là, et ne s'est pas limité à sortir de la bouche d'un ou d'une Le Pen – depuis l'immonde "Durafour crématoire" de Jean-Marie jusqu'à "l'immigration bactérienne" de Marine. Cet usage frelaté, qui est bien sûr l'apanage de la vieille extrême droite, s'étend comme une marée boueuse, et Mannoni rappelle intelligemment quel chemin le mythe du "grand remplacement" a fait depuis Hitler, comment il est passé de Renaud Camus à Valérie Pécresse en passant par Brenton Tarrant et Zemmour. Il nous rappelle que Viktor Orban a parlé de "race hongrois", comme d'une "race non-mixte". Que Trump a plus d'un point commun avec Hitler: même syntaxe fautive, même raisonnement faussé, même intensité haineuse. Le constat est terrifiant:

"Nous assistons à la remontée des égouts de l'histoire. Et nous nous y accoutumons."

Mannoni, lui, ne s'y accoutume pas, et nous engage à ne pas nous y accoutumer, pour peu que nous réfléchissions, avec lui et quelques autres, sur la façon dont le fascisme a utilisé la langue pour parvenir à ses fins:

"La réflexion circulaire et obsessionnelle, la dégradation du langage allant jusqu'à la dissolution des concepts, l'interversion des termes et des valeurs […] ouvrent grand les portes à ceux qui n'ont justement aucune valeur."

Que ce soit un traducteur qui vienne nous rappeler, nous expliquer, nous faire entendre toutes ces choses n'est pas anodin – et sans doute pourrait-on imaginer un sens nouveau à l'expression "traduire en justice". Notre rapport au langage, dans la vie de tous les jours, est bien souvent négligé, inconscient, impulsif, et nous risquons, si nous n'y prenons garde, de devenir de simples émetteurs de "phrases" ou de termes aussi vides que dangereuses – sans-dent, traverser la rue, ceux qui ne sont rien, etc. Il nous importe, à un moindre degré, d'apprendre à traduire le flot des discours qui nous assaillent. De traduire ce qu'on nous dit pour ne pas être trahi par ce qui est dit.

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Olivier Mannoni, Traduire Hitler, éditions Héloïse d'Ormesson, 15€

2 commentaires:

  1. Ding Dong Daddy From Diddy Wah Diddy14 octobre 2022 à 09:51

    Ce rapport vicié au langage n'est pas uniquement la prérogative de l'extrême-droite. Avec sa "newspeak" Orwell s'était aussi bien inspiré du IIIe Reich que de l'URSS stalinienne.

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