mercredi 10 août 2022

Avec le temps va

Si j’allais dans le temps, si dans le temps je savais aller, m’en aller, dans le passé je glisserais, me coulerais, en divers points et croisées du temps, dans tous les ici et les là qui forment cette constellation d’impossibles étoiles à partir de laquelle feindre de lire le passé. A partir de laquelle le relier à d’autres passés. Dans le passé lointain, le passé écarté, celui qui ne me comprend ni ne me voit pas. Dans le passé invinciblement dépassé où jamais je n’ai marché du vivant de ma vie, j’irais d’un pas égal, sans attirer l’attention, afin que les futurs morts ne sentent jamais sur moi l’odeur de l’autre temps, mon relent de présent différent. Un pas devant l’autre, comme on marche dans la rue, j’irais, dans le temps doux et figé d’autrefois, la longue rue du fini. J’irais chargé, de choses, dans mes grandes poches ou dans un sac. Je les déposerais, ces choses, les laisserais aussi bien ici que là, des choses de mon temps à venir. Dans le passé des gens pour qui mourir n’est qu’avenir, guère plus, je laisserai ces choses du temps autre, en espérant qu’un jour elles passent à l’attaque, et se prennent d’amour pour ceux et celles qui, par hasard ou curiosité, les découvriraient. Je me vois poser une lampe électrique sur la table de nuit d’un meunier de mille huit cent vingt, et dans la besace du voleur de onze cent trente glisser un téléphone portable, dans la caisse à jouets de la fillette d’un comte de mille six cent trente enfouir un réveille-matin, sur une pierre dans la grotte du chasseur néanderthalien un sachet de cocaïne, dans la bibliothèque d’un lettré du temps de Marignan (1515) un roman de gare ou de Flaubert. Si j’allais et venais dans le temps, je ferais d reviendrais dans mon clair présent et j’attendrais. J’attendrais qu’il se passe quelque chose qui atteste que ces gestes par moi accomplis n’ont pas été vains, pas anodins. Je serais patient. Je serais impatient. J’attendrais d’entendre la musique des morts, des morts imperceptiblement contrariés.

2 commentaires:

  1. Magnifique texte, qui me fait encore mieux comprendre comment (et aussi pourquoi) sous d'autre formes nous reviendrons.

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  2. "Dans une arrière-cour, il nous dit qu’au cas où il serait capable d’aller à la campagne et, là, de s’étendre à midi sur le sol, de fermer les yeux et de comprendre, se distrayant des circonstances qui nous distraient, il pourrait résoudre immédiatement l’énigme de l’univers. J’ignore si cette félicité lui fut consentie, mais je suis sûr qu’il l’entrevit […]
    Il était capable d’être seul à ne rien faire durant de nombreuses heures. Un livre trop fameux traite de l’homme qui est seul et qui attend. Lui était seul et n’attendait rien, s’abandonnant docilement au doux écoulement du temps. Il avait accoutumé ses sens à ne pas percevoir le désagréable et à s’attarder à tout agrément […]
    Il s’abandonnait quotidiennement aux vicissitudes et aux surprises de la pensée, comme le nageur à un vaste fleuve […]
    Autres choses furent ses mots, imprévisiblement agrégés à la réalité, l’enrichissant et la stupéfiant."
    (Borges à propos de Macedonio Fernandez)

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