samedi 6 août 2022
Graciano, ou la lente violence
1. Au seuil de chaque livre de Marc Graciano, le lecteur n’a d’autre choix que de subir une inquiétante métamorphose. En effet, à peine entré dans la phrase inaugurale, deux sentiments, presque deux sensations, vont s’affronter au sein de l’expérience qui l’attend. Tout d’abord, un sentiment d’égarement, légèrement teinté d’effroi, comme si, sans prévenir, autour de lui, des ponts avaient été dynamités, des liens tranchés, des horizons modifiés – le monde est devenu un pur paysage inconnaissable, en attende de signes, rendu à une sauvagerie inédite. Une absence de repères, telle une musique étrange qu’on entendait sans entendre, et qui soudain impose une scansion, sans pour autant révéler ses intentions. L’espace a vrillé, mais pas seulement l’espace : le temps, lui aussi, semble troué. Désert ou forêt, nuit ancestrale ou jour irradié, terres étrangères ou landes oniriques : qu’importe, l’âme est désormais nomade, le corps déambulé, il faut avancer – c’est le premier impératif né de l’égarement : avancer. Un deuxième état se surimpose bien vite à cette sensation d’égarement et cette astreinte au déplacement : le lecteur est sacré spectateur du récit. Comme en proie à une étrange paralysie du sommeil, sa conscience éveillée par d’interlopes cadences, d’abscons vocables, il assiste à un enchaînement d’actions dont il ne comprend pas tout de suite l’intime ou fatale trajectoire. Mais – et c’est là tout l’art de Graciano –, il ne demeure pas longtemps simple spectateur, car la phrase de l’écrivain, redoutable flèche de Zénon, non seulement le prend en otage mais finit par l’incorporer à sa matière même, le rend soluble dans l’expérience de l’écrit. Ce que nous lisons s’apparente alors à une vision, un souvenir, une fable, une expérience que nous aurions oubliée et qui, soudain arrachée à nos limbes mnésiques, se déploie de nouveau sous nos yeux, mais altérée, tantôt épurée, tantôt magnifiée, souvent empreinte d’une cristalline cruauté, toujours incarnée. Lisant Graciano, je vacille puis racine, et enfin me disperse. Paradoxe fascinant : c’est précisément la perte des repères qui me permet d’entrer en communion avec le texte. Dépouillé, j’adhère. Nu, je vais. La même voix qui me désaxe m’offre une langue autre chargée de m’orienter.
2. La langue de Graciano : grand est le risque de vouloir la disséquer, de passer son lexique à un savant tamis afin d’isoler on ne sait quelles pépites, techniques ou inusitées, qui semblent en faire la mine à ciel ouvert d’une parole ancienne. Perdu un temps dans la forêt des signes, nous sentons grincer l’une contre l’autre deux plaques tectoniques, l’une qu’on dirait possiblement médiévale et l’autre qu’on suppose élégamment incantatoire. Mais ce moyen âge – cet âge sombre – est avant tout un paysage propice à l’occultation, et chaque incantation essentiellement une stratégie de survie ou un mode de destruction. (Shiva sourit dans les arbres.) En réalité – dans la réalité du texte –, rien ne nous dit vraiment où nous sommes, ni en quel temps nous évoluons ou régressons, seul règne l’impétueux présent. La phrase, elle, est devenue le territoire que nous arpentons, phrase-paysage, phrase-pèlerinage, phrase-chasse, phrase-violence, phrase-méditation – et nous avons beau interroger la danse de l’archétypal et du symbolique, nous avons beau scruter le couple que forment le merveilleux et le vernaculaire, notre expérience n’en demeure pas moins une expérience de langage. Ici, c’est le mot qui endosse le pouvoir chamanique. Qui libère une image appelée à structurer le récit.
3. Mais l’on n’aura rien dit de langue de Graciano tant qu’on n’aura pas prononcer le mot d’animalité, et pas seulement parce qu’on croise dans ses livres un sacret ou un ours, non, mais parce que le vivant y est appréhendé sous sa forme primitive, avec ses pulsions, ses peurs, ses oscillations, ses fuites, dans sa condition nécessairement anonyme. Sa détresse électrique. La grande affaire de l’auteur, c’est la confrontation. La mise en présence de volontés plus ou moins diffuses, l’incarnation de leurs divergences, le heurt de leurs désespoirs. Voilà pourquoi, sans doute, on entre dans les livres de Marc Graciano avec abnégation – renoncer à soi est peut-être ici profitable au salut. Car sur la page se succèdent des gestes dont le sens ne nous sera jamais entièrement dévoilé, sinon que ce sens entretient un rapport complexe avec le sacré comme avec le sacrilège. L’attente, l’agir : ces deux forces tordent chaque livre de l’auteur selon des modalités à chaque fois différentes. Mais l’horizon de cette attente et de ces gestes, s’il n’est la liberté consentie, qu’est-il vraiment ? Si le chant est le fruit de la voix, sa maturation est l’histoire d’une lente violence, et de celle-ci Graciano a décidé de nous montrer les pans les plus baroques.
4. « J’écris en état de bêtise » : cette déclaration de l’auteur éclaire à mon sens la force subtile de sa technique. Il débute par la nuit, l’obscur, l’isolement, puis il creuse, excave, étaie, trie, et quand enfin il éclaire, ce n’est pas pour mieux rendre les choses plus lumineuses, mais pour mieux en tailler les contours. Au lecteur de se débrouiller avec la fange, la mousse, l’enchevêtré, l’implicite, à lui de se frotter, se cogner, se dissoudre. A nous d’être la bête qui cherche à se redresser. Le faucon monte très haut, l’ours brise ses chaînes, le soufi se déplace. Nous les suivons, et comme eux nous apprenons la chute, la douleur, le recommencement. Notre abnégation est devenue moteur.
5. Comme tous les écrivains à combustion authentique – et ils sont peu nombreux – Graciano est un des rares à savoir rester sourd aux sirènes de l’aujourd’hui tout en libérant les démons du présent. Je ne le lis qu’avec appréhension. Autant dire : avec sidération.
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