jeudi 28 juillet 2022
Malheureusement, il reste la langue (1)
"Ce n'est pas à son vers plus ou moins long qu'on flaire le poète
ou qu'on le reconnaît. C'est à la façon – forcément seule – dont
la page qu'il a salie sue du vrai ou pas. C'est une odeur qui
ne trompe pas."
— Cédric Demangeot
Que s’est-il passé pour que la notion de style, ou d’écriture – chacun y
apportera son distinguo – soit devenue, sinon obscène, du moins déplacée, sous
l’effet d’une pression censément honorable, celle du réel, ou du moins d’un
pseudo-réalisme, lui-même garant d’un ancrage dans le social (voire le sociétal)
? Dit plus simplement, que s’est-il passé pour qu’on estime que l’actuel, afin
d’être restitué, devait l’être « simplement », c’est-à-dire sans recourir à ce
qu’on estime être des « artifices » ? Même Aragon, délaissant le surréalisme
pour chanter l’élan communiste, n’avait pas renoncé à la scansion. Et il n’est
pas certain que Lautréamont n’ait rien dit de son époque dans ses chants.
Certes, l’époque subit d’opportunes mutations, des voix se délient, des crimes
autrefois institutionnalisés et des abus naguère tolérés sont désormais mis à
jour et à l’index. Mais ce n’est pas parce que les combats d’aujourd’hui sont
très clairement désignés que la langue, qui est souvent le premier relais de
leur persistance, se doit de les projeter et les décliner sur la page. Je ne dis
pas – cela va de soi – qu’elle doit les taire, loin de là, mais elle ne doit pas
perdre de vue que sa seule façon de faire résistance est le détour, et non la
fronde ou le calque. Si la littérature se met à tout simplement dire et répéter,
quelle que soit la noblesse des causes qu’elle met en avant, elle n’est que
perroquet, et rate sa cible en ne visant qu’elle. Dénoncer ne veut pas dire
accuser, de même que cerner ne veut pas dire désigner. Dès qu’on assigne à la
littérature le devoir de traiter des thèmes – l’inceste, l’inégalité, le
machisme, l’injustice –, on fait de ces thèmes des épouvantails et de la
littérature une tribune.
Un livre n’est pas un podium où défilent les girouettes
de l’indignation. Ecrire n’est pas dire, aussi intense que soit le désir de
dire. Il ne s’agit pas non plus de troubler ses eaux pour les faire paraître
plus profondes, mais d’opérer une ligne de partage entre le thème et son
traitement. Si le traitement est décalqué du thème, il n’en est que son ombre et
se livre alors à une opération de pure redondance. Ecrire consiste précisément à
brouiller, défaire, laisser s’ébattre les zones d’ombre, jouer des ambiguïtés,
afin d’éviter un moralisme préfabriqué – ce qui ne veut pas dire attiser des
feux douteux ni prêcher un faux boiteux. Un écrivain n’a ni droit ni devoir –
son affaire n’est pas républicaine. En revanche, s’il n’est pas capable de
penser une forme, de l’inventer ou de la décaler, de la briser ou de la moquer,
qu’a-t-il besoin d’écrire ? Le vieux débat de la forme et du fond est une
arnaque forgée à peu de frais : c’est par la forme que l’écrivain peut accéder à
un fond qui lui-même n’est qu’un agrégat de formes. Nous sommes des monstres de
langage.
Les fondements mêmes de nos sociétés sont des golems de langage. Nous
ne savons que parler et par la parole tuer, asservir, condamner, exiler, nier,
moquer, louer, duper, etc. L’écriture, telle que l’écrivain la prend à sa base,
pue et pas qu’un peu, et c’est avec cette puanteur qu’il doit, non pas diffuser
des odeurs de rose ou dissiper des relents de fumier, mais travailler, juste
travailler la forme de cette puanteur. J’ai l’air de dire ce qu’il faut et ne
faut pas, mais en vérité je ne sais pas. J’erre, comme plus d’un, dans le
marécage de l’écriture, son bouseux dédale. Rien n’est simple, hors l’obscène.
Mais cessons de louer tel ou tel livre parce qu’il « aborde », « traite », « «
prend à bras le corps », « offre un panorama », « lève des lièvres », « dénonce
», etc. L’arc qu’il faut bander, la flèche qu’il faut pointer : que sa corde
soit notre propre nerf, que son empan soit un morceau d’os de notre corps.
Quant à la cible, cessons d’en voir partout. Ou plutôt voyons-les partout, en nous,
tels ces coquillages accrétés sur le mollusque de notre conscience (oui, je
sais, cette image est ridicule, mais sans ridicule la littérature deviendrait
procès-verbal). Qui se met à sa table d’écriture avec des intentions, des
moulins à abattre, des causes à défendre, des sujets à débattre, risque de rater
l’enjeu majeur, celui de sa propre langue qui lui vient de ses parents, de ses
maîtres, des publicités des mots d’ordre des œuvres qui l’ont autant informé que
déformé.
J’utilise l’arme même qui me vise. Je préfère le savoir. Je n’ai rien à
dire et tout à écrire. Tout, c’est-à-dire fort peu, l’inutile sismographie de
mes perceptions, la vaine dérégulation de mes pensées, le fort peu pertinent
rebond de mes intuitions. Mais à cette sismographie, à cette régulation, à ce
rebond, je veux pouvoir opposer une forme – une force étayée par autant de
faiblesse qu’il faudra –, une « façon », qui me permette de comprendre les
arcanes de tout façonnage. Je ne peux, ne sais rien appréhender sans
appréhension. L’arme même que j’utilise me vise.
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De bien belles paroles très intelligemment dites et je vais lire « cher connard » de Despentes et j’oublierai aussi tout ça.
RépondreSupprimerExcellent
RépondreSupprimerVoicy merveille : nous avons bien plus de poetes, que de juges et interpretes de poesie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne, l’excessive, la divine est audessus des regles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une veue ferme et rassise, il ne la void pas, non plus que la splendeur d’un esclair. Elle ne pratique point nostre jugement : elle le ravit et ravage.
RépondreSupprimerMontaigne Essais