vendredi 26 août 2022
Et puis réapparaître: les ombres sauvées de Claude Favre
De temps en temps passe sous nos yeux un livre hors du commun, un livre orphelin
qui semble n'écouter que sa propre voix et qui se présente à nous dans sa langue
unique, on doit alors le mâcher lentement, en apprécier l'amertume autant que
l'étrangeté, sans trop savoir l'effet qu'il aura sur notre organisme de lecteur.
Naguère, ce fut Enfant de perdition de Pierre Chopinaud, puis ce fut La Semaine
perpétuelle de Laura Vazquez. Il y en eut d'autres, comme Le Carnaval des
poètes, de Serge Pey, ou Grief d'Ismaël Jude. Aujourd'hui, et on tremble à
l'idée qu'on aurait pu passer à côté, c'est un livre au titre échappé de
Chrétien de Troyes: Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures
quérant, de Claude Favre – un titre évidemment moins vendeur que Cher Connard, on s'en doute.
"N'imagine" – tel est l'incipit de ce livre, qui à lui seul dit les noces du rythme et du manque. N'imagine? N'imagine pas, ou Oseras-tu imaginer, ou encore Tu n'imagines pas? Ou encore: Ne va pas imaginer. Ou mieux, ou pire: Ne crois pas qu'il s'agisse d'imaginer, puisque cela est. Mais qu'y a-t-il à imaginer ici sinon ce qui nous est donné à lire? Reprenons donc:
"N'imagine, les disparus, errants, perdus, les poursuivis, les contrôlés, aimant, les ombres et les enfants de Deligny. Ceux du bord, boue de l'eau. Les vagabonds, aimant. Déserteurs de clans. Fouteurs de vie en l'air. Qui s'arrachent. Arrachent. A tout bout de champ. Rayés de la carte."
Un livre tout entier consacré à un fragile mais têtu recensement: ceux qui, celles dont. Les oubliés. Les perdues. Sauf que dans le cas présent, il ne s'agit pas d'un réquisitoire, d'une longue plainte, ici on n'essuie pas ses mots sur le paillasson des déshérités, on n'essaie même pas de parler à leur place, non, on leur crée une place à la mesure de leur absence, on écrit à creux perdu. Nul catalogue des opprimés, même s'ils sont légion. Claude Favre bâtit une langue lancinée, où chaque segment est comme un membre amputé qui réclame corps. La phrase aboutit ou non, étreint ou frôle, approche ou traverse. Une tentative de sauvetage par la scansion, la répétition, la litanie brisée. Comment dire en intégrant le spectral, l'inachevé. Quel poids accorder aux membres fantômes de l'internationale à jamais niée de ceux et celles qui, sans nous, hors nos regards, n'ont que la survie aux lèvres :
"N'imagine, ceux qui, par les étranges terres, dansent, à vive lutte. Dansent. Par effroi parfois tailladent les nuits de rires et chantent et dansent. Dansent, sur la longue route. Les poursuivis, les contrôlés. Dépouillés de. Nus. Désinfectés et choses, vêtements jetés, désinfectrés."
Rarement un travail poétique n'a su étreindre d'aussi près – sans afféterie, sans simplisme non plus – la tribu des niés, la ronde des délaissées. Le travail de Claude Favre relève de la plus savante et sincère broderie, mais une broderie œuvrant avec la déchirure, aux fils s'échappant tels des filets de sang. "Donner un nom calme les craintes", est-il dit à un moment. Favre fait plus que donner des noms à ce qui a été anonymé, elle invente une mélopée sociale, dédouble le sens en le repliant sur lui-même – "Imagine qu'un visage soit un visage" – afin que chaque mot se relève de lui-même, dans la verticalité de sa résistance au trivial. En cartographe des écartelés, elle jalonne son texte-stèle de lieux, de peuples, de spectres, d'époques – et vêt leurs absences de sa phrase toujours recommencée, d'une patiente vibrance.
N'imagine: autrement dit, ne prends pas la peine d'imaginer car le réel est là, devant tes yeux, tout le temps, le réel de ceux et celles à qui est refusé le statut d'exister. N'imagine: entre à reculons dans la langue et ne te retourne qu'au dernier moment. N'imagine: écoute "la grande silence" – un silence qui en changeant de genre prend une ampleur autre, pas seulement féminine, mais autre. Autre, car ceux qui ont par les étranges terres de Claude Favre ne sont plus les chevaliers errants de Chrétien de Troyes mais les "présents-absents" de l'hier proche et du cruel aujourd'hui. Ici, c'est moins l'errance qui est chantée que l'erre, un mot qui dit tout à la fois l'allure, le pas, la trace. Contre l'effacement, l'auteure cherche "sinon les mots, les souffles". Et rêve, de page en page, d'un peuple pas encore peuple, sans traces, dont les mythes ne seraient que des mythes. Des corps au bord.
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Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, éditions Lanskine, 14€
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Merci de votre curiosité, hors des chemins battus et rebattus, et de votre lecture. Un texte important pour l'éditrice que je suis...
RépondreSupprimerMerci, grand grand merci, pour ce texte généreux qui entend les souffles, entend ce qu'à n'imaginer on fait, quand dire c'est faire.
RépondreSupprimerMes excuses, j'ai zappé mon nom ! Signé : Claude Favre !
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