vendredi 21 juillet 2017

Le cul et le bel aujourd'hui (c'était hier pourtant)

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 13 novembre 2014 —



"Pas dans le cul aujourd'hui": entre ces guillemets crépite un vers de Jana Černá, née en 1928 à Prague et morte en 1981 dans un accident de voiture. C'est par ce vers que débute le poème suivant, écrit le 21 décembre 1948 et adressé au poète et philosophe Egon Bondy:
« Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect. / On peut supposer / que ce soit suffisant / pour baiser en direction de la stratosphère. »
Et c'est ce vers qu'ont pris comme titre les éditons de la contre-allée pour une lettre de Jana Černá, adressée à Bondy, mais datée, elle, de 1968.

Fille de l'architecte avant-gardiste J. Krejcar et de Milena Jesenská - oui, la Milena de Kafka… –, Jana Černá évolue après guerre dans les milieux surréaliste, underground, où elle fait la connaissance, entre autres, d'un ami de Bohumil Hrabal: Egon Bondy. Unis par l'anti-conformisme contre le stalinisme, ils vécurent une passion qu'on devine mouvementée. Jana dilapida l'héritage familiale en très peu de temps, se maria plusieurs fois, eut cinq enfants, vécut dans la révolte… 

Pas dans le cul aujourd'hui, que publie en cette rentrée les éditions de la contre-allée, est donc une lettre, une longue lettre à l'aimé tapée furieusement à la machine, sans projet précis apparemment, sinon celui de parler, de parler librement dans une Tchécoslovaquie où la littérature passe avant tout par le samizdat et où l'emprisonnement est la seule réponse du pouvoir à la contestation. 

Dans la première moitié de la lettre, Jana Černá invite Bondy à opérer la fusion philosophie-poésie, à laisser s'exprimer la "puissance orgasmique" de la pensée, à cesser d'être complexé parce que la philosophie qu'il déploie ne serait pas assez sérieuse, rébarbative:
"S'il existe un espoir concret que tu produises un fruit mûr (et tel est bien le cas) alors c'est seulement à condition que ce fruit te comprenne tout entier, avec tes chaussettes, ton horreur des bibliothèques, ta barbe, ta bière, ta fantaisie, ton intellect, ta queue, tout ce qui se rapporte à toi." (p.41)
Peu à peu, les conseils laissent la place à une formidable déclaration d'amour. "L'ingénuité": par ce mot dont elle réinvente le sens, Jana décrit ce qu'elle éprouve pour Egon, ayant compris que sa relation au philosophe est "trop complète pour qu'on puisse y découper des morceaux comme dans un goulasch tendineux" (p.57). La lettre s'enfle alors d'une puissance érotique que plus rien n'endiguera, enragée par l'absence et par l'absence magnifiée, la langue devient un acte en soi, la charge d'un plaisir donné, reçu et partagé, la description sous le mode anaphorique (pourquoi ne puis-je pas…) d'un désir sexuel sous toutes ses manifestations, libéré des tabous et des convenances, performatif jusque dans ses audaces les plus crues. 

Haletante, transpirante, la phrase cherche à relancer sans cesse le plaisir que l'excitation ne saurait tarir dans la variation, faisant du plaisir une perpétuelle phrase à venir, dans un jeu à la fois "ingénu" et foutrement crucial, où le trivial active les sangs, où la surenchère affole la chair, puisqu'il importe à chaque instant de "livrer tout [son] corps à la dévastation de l'autre":
"S'il te plaît, c'est quoi, cette bêtise, pourquoi n'es-tu pas là? Qu'est-ce que c'est que cette connerie? Que je ne puisse pas t'embrasser maintenant, que je ne puisse pas m'étendre près de toi, te caresser, t'exciter et m'exciter par toi, que je ne puisse pas te sucer jusqu'à l'orgasme et te sentir entre mes jambes et rire ensuite avec toi parce que ta barbe empeste au point de donner une érection au contrôleur du tram qui poinçonnera ton billet?"
Si j'étais vous, je descendrais vite du tram pour entrer dans la première librairie venue afin d'acquérir cette lettre et d'en faire la lecture à voix haute à qui de droit.
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Jana Černá, Pas dans le cul aujourd'hui, traduit du tchèque par Barbara Faure, (éditions) la contre allée (-), 8,5€

2 commentaires:

  1. Pour info je sais pas si vous aviez vu mais il y a un dossier spécial traduction sur le blog "en attendant nadeau" :https://www.en-attendant-nadeau.fr/dossier-traduction/

    Comme j'ai cru comprendre que cela vous intéressait ...
    Bonnes vacances!

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  2. Me l'étais procuré après cette chronique, tiens, et ne l'ai pas regretté!

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