jeudi 27 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (3)

Marianne Moore, Anaïs Nin, Gertrude Stein, Djuna Barnes, Carson McCullers… De toute évidence, Marguerite Young manque à ce panthéon féminin. De même, on aura du mal à trouver son nom dans les anthologies de littérature américaine. On connaît néanmoins certaines choses de sa vie: ses parents se sont séparés alors qu'elle était encore jeune, et elle a été élevée par sa grand-mère qui a veillé à enrichir son imagination et son amour des lettres. La mère était souvent absente, vaquant d'un mari à l'autre; le père, plus strict, descendait du mormon Brigham Young. Mais une attaque terrassa un jour la précieuse grand-mère et Marguerite dut veiller sur cette femme qui semblait hésiter entre la vie et la mort, dans un état souvent hallucinatoire (plus tard, quand elle publiera ses premières poèmes, l'un d'eux sera dédié à la mémoire de sa grand-mère). Etudes littéraires et philosophiques, poste d'enseignant, bourse de création: la jeune Young est brillante et se consacre entièrement à sa passion, l'écriture. Et un jour, l'éditeur de Thomas Wolfe signe avec elle un contrat pour ce roman qu'elle mettra près de dix-huit ans à écrire…

Miss McIntosh, My Darling commence par un voyage. La jeune Vera Cartwheel se rend en Indiana, dans un bus conduit par un chauffeur ivre; à bord du véhicule, un couple, dont les pensées, comme cahotées par la conduite erratique de Moses Hunnecker et dispersées par le paysage intermittent, fusent dans toutes les directions. Le voyage ne fait que commencer: "Il n'y avait plus désormais d'autre paysage que celui de l'âme, lequel est changement perpétuel, distance, inexactitude" — or c'est bien aux confins des paysages de l'âme que nous conduit Marguerite Young, au gré de phrases toutes en détorsions et enroulements, des phrases qui semblent elles-mêmes produire le nacre langagier:
"De longues nuits, à la recherche de celle qui était morte, moi, Vera Cartwheel, moi, la fille implorante d'une mère sous le joug de l'opium, une mère plus belle que les anges de lumière, moi, Vera Cartwheel, j'avais erré dans les rues de vastes et mystérieuses cités portuaires, celles qui, la nuit, se ressemblaient toutes, et où les visages fantomatiques surgissaient comme l'écume, disparaissant aussitôt, des visages aussi perdus que le mien, des voix qui criaient sous l'eau, des algues emmêlées dans les cheveux des noyés imprudents. J'avais dormi dans des abris pour âmes errantes, ces âmes qui ne manqueront à personne, à la recherche de celle qui était morte, et toujours dehors, et seule, l'unique personne qui ne rêvait pas et qui pourtant avait paru, au fil des années depuis sa disparition, le cœur central, le cœur de tous les cœurs, le visage de tous les visages, la défunte timonière, mon amour de Miss McIntosh, cette vieille gouvernante et domestique aux cheveux roux et dont le visage fixait le ciel océan."
    Ce flux ne s'interrompra plus pendant des centaines et des centaines de pages, plongeant le lecteur dans un état quasi hypnotique où l'émerveillement deviendra organique au texte, un voyage au-delà de la nuit, au-delà des apparences. On apprendra à connaître la mère de Vera, une mort-vivante rongée par des rêves d'opium et qui depuis son lit d'éternelle agonie converse avec les spectres, les objets et les êtres imaginaires, au sein d'une demeure plus vaste que la Xanadu de Kane, une maison monde où officie le seul être à avoir la tête sur les épaules, la gouvernante de Vera, la frustre Miss McIntosh, sorte de Félicité providentielle qui cache un secret violent comme la mort. Les trois femmes vivent dans un monde qui n'est que mutabilité, illusion, piège et miroir, où ce qui est mort et vivant et ce qui est vivant mort, leurs pensées et leurs gestes sont menacés à tout moment par une danse des origines et de la fin, comme si le livre lui-même subissait les invisibles séismes des innombrables molécules qui composent le chaos. Perdue dans cette vallée désolée qu'est son enfance, Vera va devoir traverser les apparences et leurs reflets, et tenter de déchiffrer, avec le lecteur, les incroyables signes qu'adresse le monde imaginaire aux hôtes du vivant.
    Peuplé d'animaux interlopes, d'insectes philosophiques, de minerais chantants, innervé par de sourdes légendes et de lancinants effroi, faisant exploser la psychologie de l'intérieur à force d'images en perpétuelle diffraction, ruinant tout espoir de récit au profit d'une narration intérieure mille fois plus complexe, à la fois sombre comme une berceuse venue des enfers et scintillant comme une chimère de cristal, féerie insensée et roman d'apprentissage, éloge du sensible, poème de la nuit transfigurée, Miss McIntosh, My Darling demeure à ce jour le secret le mieux gardé de la littérature américaine, quelque chose comme le plus beau livre du monde…
[à suivre…]

11 commentaires:

  1. Ce teasing met en appétit. Serais-tu occupé à le traduire?

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  2. Bruno BARTHELEMY27 mars 2014 à 08:22

    Pertinente question de Pierre dont la réponse est attendue avec impatience...

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  3. C'est alléchant...
    2 petites coquilles
    près DE dix-huit ans à écrire
    Les trois femmes vivent dans UN monde
    Sinon je découvre, mieux vaut tard que jamais, l'abécédaire de Deleuze. A C comme Culture, il parle du désert intellectuel de l'époque tout en précisant qu'il ne s'inquiète pas car il y aura toujours des "circuits parallèles", un "marché noir" pour survivre dans ce désert où les "distributeurs sont les vrais clients des éditeurs"... Merci donc au Clavier de jouer les contrebandiers...

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    1. Si l'on va par là, il y a bien plus de deux coquilles... je ne suis pas sûr que l'extrême rigueur orthographique soit le principal objet des posts de ce blog, manifestement écrits sur le vif, et fort probablement relus directement à l'écran, ce qui n'est pas le meilleur support pour "voir" les fautes...

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  4. Oui vous avez raison, je vais imprimer mon ordi.

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  5. ah la grammaire, ce mal bien français qui fait souvent passer la forme avant le fond (cf l'apprentissage des langues)

    on en viendrait à regretter l'époque où Gaétan Mouret cannibalât ce blog

    que celui qui n'a jamais commis de faute me demande conseil...

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  6. Merci beaucoup ! Vous me faites découvrir un écrivain dont j'ignorais jusqu'à l'existence et qui a - de toute évidence - tout pour me plaire. En espérant pouvoir le lire traduit par vos soins. Bon courage et merci encore.

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  7. Cet article donne envie de lire Marguerite Young. Mais existe-t-il une traduction française ? Prevoyez-vous de la traduire ?

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  8. C'est peu que de dire que ça m'a donné de m'y plonger, comme il en est de tout écrit qui se veut "fuite loin du langage protecteur", comme le disait si bien l'ami Gass (et qui, d'après ce que tu nous en dit en nous tentant, y parvient...)

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  9. Je n'avais jamais entendu parler de Marguerite Young et, a fortiori, de son oeuvre; merci de nous les faire connaitre, de si belle et enthousiaste manière qui plus est! (tu évoques souvent des textes essentiels, des oeuvres - brèves ou monumentales, qu'importe - qui sont, entre bien d'autres choses, "fuite loin du langage protecteur" comme le disait si bien William Gass...)

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  10. Assertion si belle (et vraie) de Gass que sa répétition (sans doute due au grand âge du commentateur) est tout à fait pardonnable...

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