Un écrivain a-t-il encore quelque chose à dire ? C’est la
question qu’a posée l’artiste Jean-Luc Poivret, professeur à l’Ecole régionale
des Beaux-Arts de Dunkerque, à l’écrivain Marcel Cohen, lequel y a répondu par
une conférence donnée le 19 mars 1998. Le texte de cette conférence, publié
dans le numéro 8 de la revue Fario,
est aujourd’hui repris et augmenté dans un bref ouvrage intitulé A des années-lumière. Dans ce texte,
Marcel Cohen s’interroge sur « l’abattage de masse », inauguré au
XXème siècle. Il évoque ces soldats qu’on envoyait parfois au casse-pipe… sans
munitions, puisque, de toute façon, le régiment aurait entre 70% et 80% de
pertes humaines. Passant sans transition ou presque de la notion de pertes humaines à celle de
ressources humaines, l’auteur se pose la question suivante : «Les contremaîtres ont-ils
seulement la mort dans l’âme ? »
L’homme est devenu élément comptable, Stücke ou marionnette, simple unité dans l’entreprise financier.
Des exemples ? Cohen en donne plusieurs. Les mathématiciens formés par
Mandelbrot, sommés de remiser leurs conclusions sur la (non-)pertinence des modèles
mathématiques appliqués à la haute finance s’ils veulent trouver un emploi dans les institutions
de Wall Street. Les cargos qui ne se déroutent plus quand ils reçoivent un
appel de détresse – tout retard étant désormais trop « coûteux ». Comme
le dit Hubert Lucot, que cite Cohen :
« La vie humaine n’est plus rentable, il va falloir trouver autre chose. »
Mais l’auteur prend soin
également de citer ces propos de Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, afin de rappeler que la
possibilité du nazisme « appartenait profondément aux dispositions de
l’Occident en général ». Dans ce contexte, que peut l’écrivain ? La réponse est sans détour: donner une forme —
« Car donner une forme, c’est nécessairement ‘informer’. En latin, informare signifie d’ailleurs, et tout à la fois, donner une forme et instruire. Et seule la littérature (l’art en général) informe, au sens fort de ce mot, dans la mesure où seule elle est consciente que la forme c’est le fond. »
Oui, car Marcel Cohen, Juif n’ayant échappé à la Shoah que par
miracle, et se retrouvant « dans la situation de ne pouvoir ni parler ni
[me] taire », continue à « croire passionnément aux pouvoirs de
l’écrit », ce qu’il résume par cette formule impressionnante :
« Car, sans la conviction partagée que la littérature peut tout, elle ne peut rien. »
Relisons cette dernière phrase, laissons-la résonner sur les étagères
de plus en plus vides de « l’espace déshumain » que sillonnent les cargos du profit : elle pourrait
presque paraître risible, saugrenue, et pourtant il y a en elle quelque chose d'incroyable, de têtu. C’est plus qu’un coup de dé, c’est autre chose qu’une
croyance : un appel à trouver des formes – « une forme qui exprime le
gâchis », disait Beckett. Car le « gâchis », le gâchis humain,
est peut-être justement ce qui, bien que doté d’une structure redoutable (camp, usine etc), n’a pas de
« forme ». D’où cette idée que la forme serait organique et non
mécanique, et par conséquent consubstantielle au fond. La Forme contre le Plan.
Plus que jamais, interrogeons les écrivains sur la forme. Pas sur l’intention,
ni la structure : sur la forme. Le roman, par exemple, n’est pas une forme
en soi, mais il appelle, en soi, l’invention de formes. La poésie, quant à
elle, peut être envisagée comme une vibration des formes au sein de la
forme-langue. Dans tous les cas, faire l’économie des formes, n’est-ce pas refuser,
d'une certaine façon, à l'instar de ces immenses cargos remplis de marchandises, de se dérouter ?
_________
Marcel Cohen, À des années-lumière, éd. Fario, 72 pages, format 110 x 160 mm, composé en Baskerville pour le texte et en Didot pour les titres, imprimé sur Olin Rough crème 100 g, couverture en Rives vergé ivoire 230g, 12,5 €
"interrogeons les écrivains sur la forme" soit. seuls quelques uns ont travaillé sur ce thème.
RépondreSupprimeril semblerait que l'initiative en revienne à Sterne avec son "Tristram Shandy". je n'ai pas l'édition originale (1759-1767), ni sa traduction, mais une traduction proche (1776 Chez Ruault). celle ci, quoique écourtée comporte cependant les 2 pages noires (après la mort de Yorick) et les chapitres vides. le tout a été rétabli dans la récente édition de chez Tristram (2006, traduction de Guy Jouvet), avec les dessins "sur les lignes droites".
plus récemment on peut citer Nicolas Cirier, typographe un peu félé dont "l'oeil typographique" est réimprimé aux éditions des Cendres. Il figure en bonne place dans "Les fous littéraires" d'André Blavier (même éditeur).
juste pour les citer, Mallarmé et son "Un Coup de Dés Jamais n'Abolira Le Hasard" ou Appollinaire et ses "Calligrammes", ou encore Queneau et ses "Cent mille milliards de poèmes".
plus proche, le groupe de Arno Schmidt (Julian Cortazar et Julian Rios). Si le premier a formalisé et théorisé ces variations (Calculs I et III dans "Rose et Poireau" - Maurice Nadeau, 1993), puis appliqué aux superbes tapuscrits "Soir Bordé d'Or" (Maurice Nadeau, 1991) et surtout "Zettel's Traum (improbable traduction,original réimprimé en 2004 par Suhrkamp, mais en 1536 pages). du texte en trois colonnes, avec des histoires ou point de vue différents dans chacune.
chez les anglophones, ne pas oublier Richard Grosmann et son "l'homme alphabet" (Cherche Midi, 2010), ni Jonathan Safran Foer "Extrèmement fort et incroyablement près", mais surtout dans son intraduisible (même pour un traducteur patenté comme Claro - et ce n'est pas un défi que je lance)
"Tree of Codes" (Visual Editions, 2010). ce petit (140 pages) bouquin est en fait tiré de "The street of crocodiles" de Bruno Schultz, et un remarquable travail de découpe en fait un livre plein de vide.
pour finir Bryan S Johnson et ses innovations, tous traduit chez Quidam. Dans "Les Malchanceux", le texte remarquable, est découpé en carnets, qui peuvent (et doivent) se lire aléatoirement. le volume d"Alerto Angelo" contient un trou qui permet de voir ce qui se passe 4 pages plus loin. et enfin "RAS Infirmière chef" reprend la même scène de l'infirmière chef (et de son chien) mais vue par des vieillards de plus en plus séniles. a lire absolument. A signaler un journal BS Johnson Journal, annoncé par la BSJ Society, mais non encore issu à ma connaissance.
Oui.
RépondreSupprimerAnne
merci beaucoup pour cette recommandation. je vais de ce pas le commander...
RépondreSupprimerVoilà qui ne peut qu'encourager à se dérouter pour aller se procurer l'ouvrage de Marcel Cohen. Merci!
RépondreSupprimerMarcel Cohen décidément indispensable.
RépondreSupprimerUne forme organique... Lumineuse idée, qui rend compte comme la forme est force.
RépondreSupprimerJe viens donc de le lire et c'est en effet très instructif et aussi particulièrement subtil. Merci d'avoir partagé ce coup de cœur
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