La mémoire, comme le sait tout amnésique qui s'inspecte, est une passoire, sans qu’on
sache vraiment si c’est le diamètre des trous ou la taille des souvenirs qui en
rend la pratique sujette à caution. Plutôt que de simplement se souvenir, à
l’ombre de Perec, l’écrivain et éditeur Yves Pagès a choisi d'être le Bartleby de sa mémoire et « de ne pas
oublier », et conséquemment de se "souvenir de ne pas oublier", non dans le
seul but de fixer des instants, des faits ou des impressions passés, ce qui relèverait
d’une autofictionnite aiguë dont il est heureusement vacciné (quoique
perméable au matériau biographique), mais afin qu’en naisse une forme, et plus précisément une phrase. Musique, donc.
Ce travail pour ainsi dire monocellulaire, qui a pour saints patrons Lichtenberg
et Fénéon, nécessite une certaine adresse et une précision subversive, afin que le
résultat échappe aux malices de la formule, au cabotinage stylistique, ou à la vanité du ciselé. On ne trouvera donc pas, dans ces deux cent-soixante-sept
« souviens-moi de ne pas oublier » – que les familiers du site de
Pagès [www.archyves.net/html/Blog] connaissaient déjà en partie – la moindre
complaisance, et si la nostalgie semble y fredonner quelque air oublié, c’est
sans doute pour, à l’écart des regrets et des remords, redonner ses lettres
d’anarchie à ces détails qui, en plus d’abriter le diable, sont les molécules
mêmes de toute formation:
"De ne pas oublier que la ritournelle fétiche de mes 13 ans, Porque te vas, ne signifie pas Pourquoi tu vis mais plus concrètement Parce que tu t'en vas, malentendu levé il y a peu et dont l'écart de signification reste à creuser."
Dans Souviens-moi, l’intime
côtoie le social, l’aigre le doux, l’humour l'affect. Des rapprochements sont
"opérés" comme des corps consentants, des causes soulevées telles des pierres de fortune, le
factuel vient fanfaronner pour mieux taper du pied dans le ruisseau, la statistique compte ses noirs moutons qui empêchent la conscience de dormir, et tout un peuple effleuré
passe, avec ses peines, ses pieds de nez, ses affres, ses épiphanies. Remontant en Poucet
songeur le « chemin d’amnésie », Yves Pagès revisite non pas ses
années d’avant, mais les abcès de fascination qui, soit incongruité soit
douleur soit révolte soit vigilance, cherchent à se trouver une expression échappant à la morale, afin
qu’en guise de fable se dresse un souvenir ayant vocation de résistance :
résistance à l’oubli, bien sûr, mais également aux conventions, à la bêtise, à
l’injustice, à l'usure. Voilà pourquoi ces « souviens-moi », bien qu’y passent
souvent des silhouettes défuntes (mère, père, ami, proche) sont loin d’être des
stèles – au contraire, y pétille sans cesse un esprit gavroche et ludion, celui de
l’auteur autant que celui de sa phrase, qui se déplie autant qu'elle s'involute.
Le rythme anaphorique du recueil – de
ne pas oublier… –, s’il est lancinant, n’est jamais languide, et le lecteur
comprend très vite que chaque paragraphe, plutôt que de faire bloc, sert de
muscle. Ici, il s'agit non de baliser mais de soulever. Qu'y a-t-il sous nos souvenirs? Quelles pages du temps marquent-ils? Peuvent-ils encore servir de projectile et sur quelle vitre soi-disant incassables peut-on les jeter? Au fil du travail de mémoire, qui ici est autant graffiti
qu’équilibrisme, c’est le langage qui devient arc, flèche et cible. L'archive intérieure ne cesse de désapprendre à oublier. Ses porosités, pourtant, sont nécessaires, afin qu'un peu de nous et de l'autre transpire au gré du temps.
"De ne pas oublier que sans la faculté d'oubli nous ne serions qu'archives mémorielles en tout et pour tout, à tel point saturés par l'omniscience du passé qu'il ne resterait dans nos zones de stockage neuronal plus aucun espace libre pour penser à vivre la suite."
La légèreté
et la profondeur, sous couvert d'anecdotes ou de réflexions, peuvent alors s’associer en fins comploteurs et permettre
au lecteur l’accès à une dimension clé de l’œuvre d’Yves Pagès : la foule
intérieure.
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Yves Pagès, Souviens-moi,
éd. de l’Olivier, 14€
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