D’Emmanuel Venet, on avait d’abord lu Ferdière, psychiatre d’Artaud, en
ayant l’impression diffuse de ne pas tout à fait saisir ce qui se jouait dans
ses lignes, mais ça venait du sujet,
non de sa « méthode » – on lit parfois un livre avec certaines
attentes, qui font grille, au lieu de laisser le livre tricoter ses autres
possibles. On lit parfois en boitant, lesté par de fausses perceptions, or les livre ont autre chose à
faire que jouer les béquilles. La lecture de Précis de médecine imaginaire m’a permis de corriger le tir et
d’apprécier pleinement cet auteur dont j’ai déjà hâte de lire le dernier livre,
intitulé Rien.
Dans son revigorant Précis de médecine imaginaire, Venet ausculte divers maux, examine leur apparition
dans la langue autant que dans le corps, cherche leur résonance dans son passé,
bien souvent son enfance, comme si, de la galaxie des symptômes et du charivari
des remèdes, on pouvait inférer non pas une simple étiologie raisonnée mais une
cartographie mouvante des affections (et ce dernier mot est sans doute à
prendre dans sa plaisante polysémie). Car la maladie n’est pas une et
indivisible, elle arrive souvent déguisée, ampoulée ou discrète, passagère ou
revêche, s’invitant dans l’esprit de l’enfant qui la découvre par l’autre ou
soi telle une bribe de mythologie, un fantasme fuyant, une anecdote maquillé en
drame grec.
Rhumatismes, saturnisme, cirrhose, angine, épilepsie, malaises,
migraine… Avant d’être des maux, ce sont souvent, bien sûr, des mots (le mal a
dit… n'est-ce pas, Lacan?) : et le premier symptôme proche d’une incompréhension, d’une
fausse préhension. On peut guérir d’un mal, parfois, mais s’affranchit-on jamais
du halo magique qui a entouré l’apparition de son nom ? Venet sait que le
corps se détraque, inéluctablement, mais il sait aussi que chaque avanie est
source de souvenirs, matière à méditation, sujet à farce. Ainsi sa myopie, qui
le faisait passer, avant d’être détectée, pour un idiot ; plus tard, elle
l’aidera à moins voir les gêneurs :
« J’apprécie d’être myope. Au moins, quand on me bassine trop, j’enlève mes lunettes et renvoie les gêneurs aux brumes préhistoriques d’avant mes six ans. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un petit meurtre, ni plus ni moins. »
Ça pourrait presque être du Chevillard… Mais Venet a sa façon bien à lui de décrire et commenter les maux – on
croit qu’il analyse et déjà il digresse ; à peine décrit-il qu’on sent qu’il
se souvient ; cherche-t-il à commenter qu’aussitôt il plaisante. C’est qu’il
préfère aborder le continent de la douleur déguisé en Plume (Michaux est d'ailleurs présent dans le recueil). On se souvient peut-être
du célèbre texte de Barthes sur la migraine (que cite, respectueux, l’auteur) :
mais Venet n’a pas le stéthoscope sociologique, et s’il demande au patient de
tirer la langue, c’est littéralement, afin de l’entendre, cette langue, puisque
sa grande affaire est la prose, et non la fièvre catarrhale. Venet n’est pas là pour
soigner, mais pour veiller : veiller à ce que la médecine jouisse d'une
doublure, d'une coulisse plus intime, d'un havre imaginaire où souvenirs, expériences et réflexions forment
non pas un diagnostic mais une partition.
Qui dit partition dit musique, et qui dit musique dit… piano.
D’entre
toutes les maladies ici décrites, l’une se tient un à l’écart, plus intrigante
peut-être, moins fatale, à laquelle l’auteur donne le nom de « névrose pianistique »
– elle fait d’ailleurs également l’objet d’un chapitre entier en dix
mouvements.
Cette névrose, est-ce Venet qui en souffre ou son piano ? La
question mérite d’être posée. Et l’auteur d’évoquer ainsi cet instrument avec
lequel il bataille depuis ses six ans :
« Ce salaud nous détestait. Meuble disgracieux, instrument terne, il prenait plaisir à nous décourager. Impossible, par exemple, de lui extorquer un pianissimo : d’abord il restait muet, puis éclatait en mezzo forte si notre sollicitation devenait plus ferme. »
Le piano est cet organisme qui désaccorde le corps par épuisement de la vocation. Il en résulte, en des pages vives et musclées, une conception
tauromachique de l’art du clavier. On sent alors passer l’ombre de Leiris (pour
la corne qui affleure mais aussi pour les échos avec la Règle du Jeu…) et l’on
comprend que ce clavier rétif qui trône en noir sabot au centre de la clinique
Venet est aussi celui sur lequel il s’ingénie, magistralement, à chanter les maux et leur écho.
Il est question aussi d'ondes plus ou moins perturbantes et de remèdes plus ou moins efficaces. Il ne manque à vrai dire que le bouche à bouche à cet art éminemment curatif. Tu l'as compris, lecteur, c'est là un livre de grande santé que ce Précis de médecine imaginaire. On t’en prescrit l’ingestion joyeuse
sans restriction de dose.
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Emmanuel Venet, Précis de médecine imaginaire, Verdier
Prescription que je suivrai à la lettre.
RépondreSupprimerEt que j'ai suivie à la lettre avec beaucoup de bonheur, merci !
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