vendredi 11 janvier 2013

Quand le bœuf devient rossignol: tellement que Dantzig

C'est compliqué, cette notion de chef d'œuvre en littérature. Est-il intrinsèque à lui-même, avec l'aide des dieux et un ou deux accords de harpe, ou porté aux nues par un aréopage tout-puissant et incontestable que la postérité pistonne ? On a envie de dire: ni l'un ni l'autre. La notion reste subjective, on l'espère. Et éphémère, on le sait. Elle a surtout le mérite de réconforter la vision qu'ont de la littérature ceux qui pensent qu'elle est pyramidale. Heureusement Dantzig vint. Il publie ces jours-ci un nouvel ouvrage sur cette perception extra-sensorielle d'expérience d'avant la mort qu'est la lecture, et ça s'appelle, ouf, A propos des chefs d'œuvre (Grasset). Il nous explique dans cet ouvrage comment classer les romans afin de dénicher le chef-d'œuvre, et de le distinguer de ses subordonnés.
Il y a selon lui trois catégories de bons livres. D'abord, ceux qui ont un sujet apparent et un sujet réel. Exemple: Madame Bovary. Le sujet apparent c'est la vie d'Emma. Le sujet réel ce sont "les conséquences de la lecture". Ah bon. Pourquoi pas… On se dit que le sujet apparent d'Ulysse doit être l'errance dans une ville et le sujet réel les conséquences de l'ingestion des abats. Mais passons. Ensuite, deuxième catégorie, les livres qui ont deux sujets réels – les qualités seraient-elles des calories? Exemple: Madame Bovary. Tiens, encore lui? Sujet réel: euh, on ne sait pas, mais le second sujet réel, lui, c'est, selon Dantzig: "le trait essentiel de la personnalité de l'auteur", et donc, ici, "la misogynie de Flaubert". Vous ne comprenez pas? C'est simple, pourtant. Flaubert se moque d'Emma lectrice, donc il est misogyne dans cette œuvre. CQFD. (Ou, plus prosaïquement: LHOOQ.) Mais passons à la catégorie supérieure: les romans qui ont pour sujet leur genre même. Exemple: Don Quichotte, A la recherche du temps perdu. Des livres qui causent d'eux-mêmes, des romans racontant le roman. Soit. Il est clair que le sujet de Oui-Oui et la gomme magique est l'effacement de la littérature pour la jeunesse.
Bon, et le chef d'œuvre dans tout ça? Ah, eh bien le chef d'œuvre, lui, est au-dessus des lois. Là, encore, maître Dantzig:
 "Il n'a pas de sujet spécifique. Il ne sert aucune cause."
Zut, on pensait que c'était l'apanage de tout bon bouquin. Non mais attendez, ne partez pas, en fait c'est le cas, si si, et Dantzig nous le précise aussitôt dans la foulée (qu'il a longue) et ce dans une phrase dont la syntaxe rappelle ces constructions en meccano qui garantissent à l'ensemble un non-fonctionnement certain (et appellent la rouille à grands cris):
"Condition indispensable, sans doute, tellement qu’elle l’est à toute bonne littérature."
Relisez, vous avez bien lu: ""Condition indispensable, sans doute, tellement qu’elle l’est à toute bonne littérature." On se pince les paupières tellement qu'elles sont collées. Sans doute faut-il, pour expliquer l'essence du chef d'œuvre, recourir à des métaphores, la littérature n'étant jamais bien aussi servie que par elle-même, tellement qu'elle est bonne. C'est là où Dantzig frappe fort. On vous laisse juge:
"Le monde broutait, bœuf qu’il est, à une certaine place, le chef-d’œuvre advient, le bœuf penche et glisse, il lui pousse des ailes, il devient rossignol."
Bon. Fumez un bon vieux pétard, disons du libanais, maintenant mettez un disque de Grateful Dead à fond et fermez les yeux, allongez-vous sur un lit composé de boîtes d'œufs vides afin d'assurer une bonne résonance aux ondes positives et tâchez d'imaginer un bœuf qui arrête de brouter, comme interpellé par les nues, puis se met à pencher, un peu comme ces meubles Ikéa que vous avez monté sans lire le mode d'emploi. Maintenant que le bœuf a glissé – mais dans quoi? mystère? –, voilà qu'il lui pousse des ailes – montez un peu le son des Grateful – et là c'est la métamorphose, le bœuf ailé devient… rossignol! La Fontaine aurait applaudi et troussé illico une fable à cette mesure, tellement qu'elle est originale.
On attend maintenant avec impatience le nouvel opus sur la critique littéraire, et qui selon toute logique devrait s'intituler A propos des pensums. Je vous laisse deviner quel en sera le sujet réel…

5 commentaires:

  1. Avec Dantzig, le corridor se fait autoroute.

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  2. C'est pas juste, tellement c'est drôle.

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  3. Ce soir au dîner, c'est rossignol bourguignon.

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  4. L'article est excellent... mais parfaitement inutile. Il suffisait en effet de citer simplement le titre du livre et son auteur pour déclencher l'hilarité. Dantzig évoquant les chefs-d'oeuvre littéraires, c'est comme si Ribery présentait un essai sur Kant, ou Florian Zeller et Olivier Adam publiaient un guide de la syntaxe...

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  5. Warf! Voilà qui égaye mon dimanche matin, tellement que j'ai ri. M'a donné envie de relire l'intégrale de "Oui-Oui" en appliquant cette grille de lecture! (Et je pressens que les "Martine" ont aussi un fort potentiel) Mais, du libanais, on en trouve encore dans nos contrées ?
    PS. On ne dit pas "Les Grateful" mais "Le Dead" (Les Pink ? Les Rolling ?)

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