jeudi 10 janvier 2013

Camp Proust

Le polonais Joseph Czapski a 44 ans quand, au printemps 1940, il est fait prisonnier par les Soviétiques et déporté avec des milliers d'autres officiers polonais. Son convoi sera un des derniers à partir de Starobielsk, et l'emmènera d'abord au camp de Pavlichtchev puis à celui de Griazowietz. Il ne le sait pas encore, mais il vient d'échapper au massacre de la forêt de Katyn. Il va passer dix-huit mois à Griazowietz, où il va rédiger et prononcer des conférences, dont une sur Proust. Czapski n'a bien sûr avec lui aucun exemplaire de la Recherche, et son analyse, pourtant étayée de citations, devra, dans un geste par conséquent éminemment proustien, faire appel à la seule mémoire.
Difficile d'imaginer un prisonnier polonais parler de duchesses et de cocottes devant un parterre d'officiers dans un réfectoire glacial, tant l'or des salons semble jurer avec la vie carcérale. Pourtant, Czapski réussit le tour de force de remettre la réflexion littéraire au centre de la vie, alors même qu'elle est le plus menacée – nombre de ses codétenus seront peu à peu envoyés dans des camps moins cléments.
Ce qui passionne avant tout, dans Proust contre la déchéance, c'est le miroir que l'œuvre et la vie de Proust tendent à Czapski, ce qui en elles aide l'artiste polonais – Czapski était peintre en plus d'un grand lettré – à traverser l'épreuve du camp. Cette traversée s'opère au moyen d'une double distorsion: l'auteur rédige en effet son texte en polonais, puis se traduit en français (en 43) à partir des carnets ayant survécu. A la mémoire imparfaite des phrases proustiennes vient donc s'allier une maîtrise également imparfaite du français. Mais, étrangement, c'est cette "étrangeté" dédoublée du texte qui le rend encore plus fort, car elle apparaît comme une métaphore de la traduction. Se souvenir, c'est traduire. 
Czapski cite à un moment le penseur russe Rozanov: "[…] Il est infiniment plus difficile de s'assimiler une citation à tel point qu'elle devienne la vôtre et se transforme en vous." Outre la profondeur de vue de l'analyse, ce qui nous touche dans cet essai est précisément ce tour de magie: la renaissance de la phrase proustienne, altérée, de nouveau rêvée, arrachée à l'oubli. Czapski est sensible à la démarche de Proust, à son évolution, qui le voit passer du dandy en apparence superficiel à l'homme malade tout entier absorbé par son œuvre. Le regard que porte Proust sur le vieillissement, et plus encore sur la déchéance, voilà ce qui parle au conférencier polonais, lui-même confronté à la force destructrice du camp. Dès lors, l'analyse à laquelle il se livre prend des accents tout autres:
"[le narrateur de la La Recherche] observe dans cette assemblée les nombreux amis de sa vie passée déjà déformés par l'âge, vieillis, gonflés ou desséchés […]."
De même, quand il dépeint Odette vieillissante, Czapski forge quasiment de toute pièce une citation, dans laquelle se mêle des échos d'une description d'Albertine: "Et cette femme adulée et adorée toute sa vie, maintenant une loque qui regardait effarée, effrayée, ce monde féroce et en grande toilette, me semble la première fois… sympathique". Ici, le mot "loque" prend une force particulière, d'autant plus qu'il n'apparaît chez Proust que deux fois, la première pour décrire D'Argencourt, la seconde pour qualifier Vaugoubert.
Et quand l'auteur s'attarde sur la Berma, il parle de "ses yeux toujours vivants 'comme des serpents dans les marbres d'Erechteyon'", alors que chez Proust n'évoque, lui, que "les belles vierges de l'ancien Erechthéion". Ce serpents sont pourtant bien présents dans le passage proustien, mais à un autre endroit: "Les yeux mourants vivaient relativement, par contraste avec ce terrible masque ossifié, et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres". Le souvenir du prisonnier polonais opère donc, exactement comme Proust, des ponts, des jonctions, des rapprochements. Il rapproche, et ainsi fait re-vivre les mots perdus: il traduit dans la nuit.
A la recherche de Proust perdu: tel semble être le sous-titre de cette conférence passionnante, où l'auteur ne cesse de tourner autour de l'idée de résistance: résistance à l'oubli, au renoncement, à la déchéance. Du fond du camp de Griazowietz, Czapski extrait l'or proustien, poussière après poussière, afin que brille, encore une fois, peut-être, le petit pan de mur jaune de la conscience libre.
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Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, Libretto. [Première édition en 2011 aux Editions Noir sur Blanc, Lausanne].

3 commentaires:

  1. "Se souvenir, c'est traduire." Ô combien vrai, tout comme écrire, c'est en dernière instance oublier, puisque c'est à l'oubli qu'appartient ou se voue le temps qu'on retrouve...
    Mais qu'importe, puisque "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule par conséquent réellement vécue, c’est la littérature."

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  2. Ça me fait penser à cette pianiste chinoise qui trouve la force de survivre dans les camps en transcrivant Bach de mémoire…

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  3. dans laquelle se mêleNT des échos

    Il y a aussi un 'alors que chez Proust' qui, autrement, aurait pu donner le titre de votre billet? Merci, c'était intéressant, bien sûr, et touchant de vous lire.

    Bonnes coccinelles!

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