mardi 22 janvier 2013

Butor en 410 (2)

Louison était en plein concours blanc, alors évidemment, Butor digressant sur le centre du monde, c'était comme une récré. Ce n'était pas l'abécédaire de Deleuze ni les cours au College de France de Michel Foucault, mais bon, c'était quand même Butor, ce Hugo humble et nomade capable de faire changer de format à Gallimard et de rendre fous ses bibliographes. La nuit était tombée derrière les fenêtres de la salle 410 et seules quelques loupiotes extérieures laissaient deviner que la neige, placide et parisienne, s'invitait sagement, et peut-être quelqu'un dans la salle repensait-il aux vers écrits récemment par Butor sur l'arrivée de l'hiver:

"C'est l'hiver de l'économie
qu'il va nous falloir traverser
en attendant que le dégel
vienne détruire les barrières
les coffre-forts les forteresses
les mensonges les habitudes
et que les premiers bourgeons rouges
proposent un nouveau printemps"
– mais pour l'instant, l'auteur de Boomerang parlait du fantasme impérial des pays européens, mais aussi de l'Amérique, ce désir de posséder un arc triomphal et un obélisque, afin qu'on sache un peu partout que Rome n'est plus dans Rome mais dans la possession de ces deux symboles de plus en plus exsangues, ces "symboles nécessaires pour s'autosacrer empire", que voulurent et possédèrent l'Angleterre, les Etats-Unis, la France et l'Allemagne. Puis il commenta la notion désormais obsolète de ville, et revint sur cette idée qu'il "est impossible de connaître la population d'une ville" (une idée déjà exposée dans Transit A et Transit B), lui qui, en plusieurs décennies, a pu voir évoluer tissu urbain et grandes métropoles, que ce soit depuis l'arête du trottoir ou le hublot d'un avion – d'ailleurs, dira-t-il un peu plus tard, il est dommage que la "vue d'avion" n'ait pas généré davantage de littérature: "Peu d'écrivains nous proposent des vues d'avion". On en le contredira pas.
Une question lui est alors posée sur sa parenté avec Henri Michaux, puisque tous deux sont des grands inventeurs de contrées mentales. Butor raconte alors que Michaux ne voulait pas que soit republié Un barbare en Asie. Michaux l'avait écrit alors qu'il était sous le coup d'une "vision angoissée" du Japon (lequel pays était alors en très bons termes avec les puissances fascistes) et trouvait "que cette angoisse avait empêché la finesse d'analyse", d'où sa répugnance à remettre ce texte en circulation – MB rappelle que Michaux avait écrit qu'il n'y "avait pas d'arbre au Japon", preuve d'un aveuglement révélateur… Et voilà MB qui parle jardin, arbre, puis enchaîne aussitôt sur notre préhension du monde, qu'il qualifie de "périmée" – nous avons celui des conceptions des autres parties du monde qui pour certaines ont cinquante, cent ans. Il élabore dans la foulée la notion de "face cachée" (et rappelle que si la face visible de la Lune a bénéficié de noms célèbres, sa face cachée, elle, est quasiment russe dans sa nomination.
Une jeune femme l'interroge sur le potentiel du cyberespace. Butor inspire à fond avant de rappeler que nous n'en sommes qu'aux balbutiements. L'ordinateur – qu'il appelle malicieusement "cet appareil" – est selon lui pour l'instant l'outil des exploiteurs, pas encore celui des écrivains de demain. Louison prend des notes sur son cahier, il se fait tard, et Butor de conclure par la lecture d'un texte écrits en marge des peintures de Da Silva, un texte qui parle de ponts.
On le quitte là-dessus, sur ce pont, peut-être suspendu, en tout cas toujours tendu, en attente de passeurs. Louison remet son bonnet. "On va voir qui la prochaine fois?"

1 commentaire:

  1. Vous devriez prendre Picasso comme exemple de grand écrivain. Peut-être pas tous les jours, les jours de pluie ou de neige pour commencer. Bref - tout ça pour dire que lorsque tout s'aligne avec souplesse et autant d'articulation que l'on souhaite, on est en droit d'aller chercher ailleurs les mots qui nous échappent.

    RépondreSupprimer