vendredi 4 mars 2011

Sur un air


pour François Bon

Soyons sages, soyons fous. Pour écrire sur la musique, il faut de la musique, ça tombe bien, la musique est partout, elle naît sous la douche, te poursuit dans l’ascenseur, t’accompagne au supermarché, fait la fête dans le poste et te télécharge dans ce que, amnésique, tu appelles sans broncher un « lecteur ». Pour écrire sur la musique, il suffit de se coucher dessus, de se coucher tout court, c’est une plage, dit-on, c’est une ambiance, paraît-il, c’est un bien commun qui ne fait plus aucun mal, soyons fous, soyons sages.

Pour écrire sur la musique, prends un disque, plus besoin aujourd’hui de le retourner, prends un disque et fais-le tourner, plus besoin aujourd’hui d’aller du début à la fin, ton œil est optique et tel un technicien de surface il balaie ce qui est gravé, tu es gravé, ce n’est pas grave rassure-toi, personne n’effacera tes données avant un bon bout de temps.

Pour écrire sur la musique, prends un concert, n’importe quel concert, ce ne sont que des gens rassemblés devant d’autres gens eux aussi rassemblés, prends un archet ou prends une guitare, mets tes doigts sur la peau de la batterie et laisse la maîtresse te taper sur les doigts, enfonce dans ta tête dans le cor de chasse et laisse l’hallali te faire sortir du bois, sois fou mais sois sage.

La liste des choses dont tu n’as pas besoin est longue comme un jour sans musique. Tu n’as pas besoin de savoir ce que veut un instrument, pas besoin de connaître l’étymologie du mot « solfège », parce que solfège vient de l’italien, vient de solfa, et solfa n’est rien de plus que la fornication des syllabes sol et fa, des notes sol et fa, tu vois c’est facile, c’est un moteur à deux temps, il n’y aura pas d’explosion, ça roulera tout seul.

Ecrire sur la musique est une partie de croquet, un jeu de plein air, il y a les arceaux et il y a la boule, il y a les piquets et il y a le maillet, je te laisse deviner qui est qui, si Bach est l’arceau et si la boule tourne au plafond en projetant des lumières, si le maillet enfonce des idées reçues et si le piquet peut s’enfoncer dans le cœur pour y faire taire à jamais les tchak-boum-boum de ses battements. Allume un appareil, n’importe lequel, aspirateur radio téléviseur mixeur vibromasseur extincteur et tu entendras la musique, tu entendras la sonate se foutre du clair de lune, l’adagio se faire cuire des Albinoni et l’hymne à la joie se taper sur les cuisses, tu n’as qu’à essayer, alors sois fou, sois sage, de toutes façons ici-bas tout est partage, tout va par paire, from peer to peer, du pire au pire, tu vois on ne t’a pas menti.

Ecrire sur la musique n’est possible bien sûr que si tu as des oreilles, mais tu as des yeux et une bouche, des dents, une langue, alors pourquoi n’aurais-tu pas d’oreilles, tout ce que tu vois tu peux l’entendre, tout ce que tu mords tu peux l’écouter, et dans la mesure où tu sais aussi recracher, eh bien tu devrais pouvoir rendre tout ce qui te rentre par les oreilles, oui, tu devrais pouvoir vomir par les oreilles les milliards de sons qui s’y engouffrent comme des chauve-souris dans un beffroi, c’est une image un peu gothique, certes, je te l’accorde, mais n’oublie pas que les chauve-souris se déplacent au moyen d’un radar, et toi tu es la cible, tu es la cible des sons, tu te fais vampiriser du matin au soir, alors oui tu as peut-être raison, peut-être n’es-tu pas un beffroi, mais plutôt effroi, agneau, et la musique un sacrifice.

Ecrire sur la musique : tu vois ce que je veux dire, tu entends la façon dont je le dis, tu comprends bien que la musique est, dans ces conditions, une surface, un plan, disons une table, et toi tu écris donc dessus, tu écris sur la musique et forcément forcément forcément ce faisant tu la recouvres, tu étales un peu de Beethoven et dessus tu mets des couches de notes qui sont en fait des lettres, tu prends une partition, n’importe laquelle, ce peut être un champ de barbelés sarclé par Paganini ou une cuve en inox remplie par John Cage, ça peut être aussi un tube des années soixante-dix qui fait pop dès que tu le débouches, peu importe, prends ce qui vient, prends ce qui va, prends le va et vient des valses si tu veux, prends le taureau furieux de Wagner par les cornes des casques de ses Walkyries, tripote la Reine de la Nuit avec le tempo ténu du ténor, ça marche, ça marchera, tu verras, l’important est que tu sois sur la musique, pas dedans ni à côté mais sur, sûr de toi aussi, parce que tout ça tremble, tout ça dérape, alors sois sage, sois fou, et n’oublie pas que la musique est une fête, ce n’est plus un temple, ce n’est plus un désert, ça n’a jamais été une solution à un pour cent, c’est un meeting, même si ce n’est pas la musique qui t’a invité, mais le silence, le silence qui n’a aucune envie que tu l’entendes, et bien sûr ça n’a aucun rapport avec le fait que l’Etat est un monstre froid. Il y a toujours eu des fanfares et des jeunes tambours pressés de se faire déchiqueter en première ligne, et crois-moi les artilleurs pourraient donner des cours particuliers à Malher, mais ne parlons pas de.

Ecrire sur la musique exige un minimum de dextérité, tu t’en doutes, alors sois gaucher et droitier, regarde chaque son d’un œil et tant pis si tu louches, tant pis si tu vois de l’œil gauche la musique s’enfuir en courant et de l’œil droit la musique rappliquer en boitant, une fois sur le papier ils n’y verront que du feu, c’est une expression je te rassure, parce que ça ne ressemblera pas au grand incendie de Chicago mis en musique par Varèse ni à des braises éteintes à coup de semelle entendues par Stockhausen, quand je dis «ils n’y verront que du feu» je veux dire bien sûr le contraire, ce sera une vaste nappe d’eau, la surface d’un lac que rien ne ride, et tu peux déjà mettre à rôtir les cygnes, tu peux casser autant de noisettes que tu veux ça ne fera pas la moindre différence, demande à Boulez, demande à Schoenberg, tu peux même poser la question à Frank Zappa, tu comprendras alors ce que veut dire faire la sourde oreille, c’est dans l’ordre des choses, les peintres sont aveugles, les musiciens sont sourds, les sculpteurs sont manchots, seuls les critiques ont des doigts mais ne regarde pas trop sous leurs ongles, quand même.

Ecrire sur la musique est un exercice divertissant, il divertit, il te divertit surtout toi, t’empêche d’aller au fond de la surdité, t’empêche de percer le secret du tympan, c’est quand même plus prudent, alors oui, tu peux dire par exemple que la musique de salon Haydn est l’antichambre du bordel de Mozart même si la clientèle est la même, tu peux dire que le cri de Loulou est sortie de la terre qui a rendu fou Wozzeck, qu’on comprend mieux Chopin si l’on sait que son cœur est dans une chapelle à Varsovie et le reste de sa dépouille au Père-Lachaise, que Les Eléments de Jean-féry Rebel commencent par à peu près le même accord qui clôt A day in the Life des Beatles, et que pour passer de l’un à l’autre il faudrait refaire le plein avec La Création de Haydn, réentendre les quelques minutes qui précédent l’explosion de la lumière, quand le Dieu du classicisme manipule l’interrupteur de la discordance pour faire toute la lumière sur l’héritage religieux, oh oui, ça tu peux l’écrire, tu peux écrire sur la musique en appuyant bien fort, ça ne laissera pas la moindre marque, pas la moindre empreinte, la musique retrouvera sa forme originelle à peine tes mains ôtées, alors ne te gêne pas, écris sur la musique, sois fou, sois sage, mets du cœur à l’ouvrage et ne pense pas trop à l’infarctus, pense à ménager des respirations, ta respiration, souffler c’est jouer, nous sommes bien d’accord.

Écrire sur la musique c’est taper sur des monosyllabes : rock jazz hip hop rap soul funk dance house grunge blues raï, et bien sûr il y a le reggae, la salsa, le gospel, le flamenco et le ragamuffin, mais si tu décomposes ça sera toujours une syllabe plus une syllabe, parce qu’écrire sur la musique c’est comme taper sur les touches d’un clavier, c’est une touche à la fois, même si tu tapes vite, tu peux aussi faire des combinaisons de touches, on appelle ça des raccourcis clavier, mais personne n’est dupe, surtout pas ton ordinateur qui plante deux fois sur trois, alors sois sage sois fou mais si tu écris sur la musique ne te prends pas trop pour Glenn Gould quand tu t’assoies à ton bureau, parce que Glenn Gould n’écrivait pas sur la musique, lui, il laissait la musique écrire sur Glenn Gould et ça s’entend, tu peux l’entendre ahaner et pester, mais il aimait ça, chacun son clavier.

Si tu veux vraiment écrire sur la musique, tu sais ce qu’il te reste à faire, tu te lèves et tu montes sur l’estrade, tes mains sont dans ton dos et tu te tiens bien droit, puis tu articules en regardant un point situé quelque part entre Alpha du Centaure et Beltégeuse, tu prends ta respiration et surtout celle des autres et tu te lances, tu dis tout, tout et très vite, tu dis Dallapiccola Dandrieu Danzi Daquin Davis Delibes Diabelli Dittersdorf Donizettti Dukas Dusapin Dvorak Dutilleux Dylan Dylan Dylan – c’est comme la gamme c’est comme le morse, et tu le sais oui tu le sais la révolution ne sera pas télévisée, the revolution will not be televised, mais la dictée, elle, en revanche, sera musicale, si tu veux vraiment écrire sur la musique.

Mais il n’a jamais été question de ça, personne n’a jamais parlé d’écrire « sur » la musique, le « sur » qui vient après écrire et avant la musique, la préposition « sur » qui marque la situation d’une chose à l’égard d’une autre qui est dessous, imagine un instant que c’est un tout petit coquillage dans lequel jamais tu n’entendras la mer, imagine que ce coquillage est là devant toi et que mon dieu comme c’est dommage tu viens de marcher dessus, tu l’as écrasé et il n’en reste rien, qu’est-ce qu’il reste, il reste et il était temps « écrire la musique », non pas « écrire sur la musique », sur Mahler Mancini Marin Marais Massenet Mendelssohn Monteverdi Morricone Moussorgski Morrison Morrison Morrison, mais « écrire la musique », sans sur, sans être sûr, on peut essayer, c’est un autre exercice, ce n’est pas un exercice, alors sois sage soi fou mais ne sois sûr de rien, sois sourd aussi, mais d’une surdité que Beethoven jamais ne t’envierait, sois aveugle des oreilles, manchot des oreilles, surtout n’appuie pas sur PLAY, surtout ne monte pas le volume, occupe-le, occupe le volume, retourne sous la douche du déluge et fredonne l’air de la création, écris la musique comme si tu composais l’écriture, de toute façon tu ne sais faire que ça, écrire la musique, tu es monsieur Jourdain, tu fais de la musique sans t’en rendre compte, mais le gros avantage, crois-moi c’est que dans ta partie il n’y a jamais de rappel, quand c’est fini c’est fini.

1 commentaire:

  1. ou pas.

    Le grabuge des sons ne fait pas de l'indifférent.
    Pour la seule fois où tu cites zappa, tu dois savoir que ça répond.

    Morgane

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