mardi 1 mars 2011

Le trublion Kofler



Il semblerait qu'en France les grands écrivains de langue allemande soient publiés par de petits éditeurs. Reinhard Jirgl par Quidam, Arno Schmidt par Tristram… et Werner Kofler par Absalon. Ce dernier est encore mal connu chez nous, malgré le remarquable travail de contrebande effectué par Bernard Banoun. Pour l'instant, les éditions Absalon nous proposent trois titres de Kofler: Automne, liberté (un nocturne), Caf'conc' Treblinka et Derrière mon bureau, premier volet d'une trilogie intitulée Triptyque alpestre. Le second, Hôtel Clair de crime, est attendu.
Kofler n'est pas seulement l'héritier, revendiqué, de Thomas Bernhard et l'ombre portée du Beckett de Molloy. C'est aussi une machine à dynamiter l'autobiographie, une usine à allusions, un adepte de la logomachie, qui semble reprendre le désarroi kafkaïen pour le plonger dans une nouvelle réalité, encore plus stratifiée, toujours plus traître. Dans Automne, liberté, le narrateur passe en revue quelques photos, et s'en sert comme d'un miroir – d'une vitre ? – par où balancer le lecteur, hop, on se retrouve de plain-pied dans des décors, des embrouilles, une chambre d'hôtel assaillie par des bruits sexuels, une auberge dirigée par une pauvre adultérine, on fait connaissance avec un étrange détective qui ne lit jamais que la première phrase du Long Goodbye de Chandler et à qui est confiée l'encore plus étrange mission de s'occuper "de la disparition des détritus communicationnels et des ordures langagières […] de la dissipation du smog conversationnel et des vapeurs communicationnels." Et voilà le narrateur aux prises avec des "lambeaux langagiers" et qui plus est obsédé par une annonce vaguement ambiguë: "Homme bircoleur cherche jeune bricoleur pour bricoler"…
Si Werner Kofler est parfois taxé, comme le rappelle son traducteur, de complaisance allusive, n'en déduisons pas que ses textes, truffés de noms propres, demeurent opaques, car ils sont animés d'une telle énergie, ils tressautent tant, sont si enragés d'eux-mêmes que le lecteur est, otage consentant, pris dans une cavalcade aussi inquiétante que jouissive. Décousu, parce que n'étant pas dupe des coutures du réel, le texte de Kofler s'indigne en permanence que "la rage manque". Animé pour l'Autriche d'une "affection" digne de Bernhard ou Jelinek, convaincu que psychologie et pathologie sont les deux mamelles d'un même monstre, le soi, le "je" qui raconte, décrit, s'agace et parle est un je fâché avec le présent et comme empesé par le passé. Aussi la phrase koflerienne frétille, rumine, chaloupe, traficote, elle gratte là où ça devrait démanger, à même la cervelle.
Dans Caf'conc' Treblinka, une pièce écrite pour le théâtre, deux hommes parlent, d'abord un vieux, puis un jeune. Le premier n'en finit pas de nommer toutes les atrocités de la solution finale, sommant le second de réagir, à la fois hargneux et précis. Et quand parle le second, c'est pour nier, refuser, repousser, "pas savoir", "pas su", "jamais su", mais dans ce geste même de déni sont énumérés à nouveau tous les éléments de l'extermination nazie… Une représentation privée qui vire donc très vite à autre chose, à un impossible dialogue privé de représentation, violentant le lecteur/spectateur, pris littéralement entre deux feux, deux incendies. On n'a pas fini de déguster, avec Kofler, et c'est tant mieux.
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Werner Kofler, Automne, liberté; Caf'con' Treblinka, Derrière mon bureau, tous trois aux éditions Absalon et tous trois traduits et présentés par Bernard Banoun — au passage, un grand merci à Damien Besançon, libraire de la Cédille, pour avoir attiré mon attention sur cet auteur ainsi que sur l'éditeur de Nancy qui le publie.

1 commentaire:

  1. Alors, j'y vais, puisqu'on déguste ! Sur Werner Kofler, j'étais plutôt frileux à cause du titre, Caf'conc Treblinka, un peu tire-laine. En lisant, Vienne et moi, de Günther Brus, chez le même éditeur,l'envie est pourtant forte d'enfiler la série : "Aime ton Prussien comme toi-même. Mais comme il n'y en avait pas dans les parages, je me suis aimé tout seul, par défaut"(22).

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