samedi 12 mars 2011

Camille de Toledo : la faille et la reprise


Il n'est pas sûr que le nouveau livre de Camille de Toledo soit compris. Il n'est pas sûr que nous soyons en mesure de comprendre exactement ce "roman", au titre pluriel : Vies potentielles. Quand je dis "compris", je veux dire "compris" au sens physique, si la tâche imposée était de circonscrire, car ces 'ramifictions", greffée d'exégèses et rythmées de 'genèses', défient l'encerclement. Ce qui interroge, blesse, inquiète Toledo, ce sont les fêlures, les hiatus. Aussi a-t-il conçu son livre de façon à traverser ces fêlures selon trois régimes d'énonciations différents.
Il y tout d'abord les "récits", des microfictions, des natures mortes, souffrantes, instantanés aux nuances de paraboles. Que disent, que racontent ses récits: dénis, arrachements, pertes, aveuglements… Des personnages émergent, le temps d'une chute, d'un glissement. Des vies, ramassées en une torsion. L'écriture est tendue, recourbée sur l'essentiel, les questions sans réponse entament la chair. L'auteur, parfois, y apparaît, avec sa biographie heurtée, son cortège d'adieux.
Puis vient le temps de l'exégèse. Mais bien sûr, ce ne sont pas vraiment des exégèses, car les récits sont trop feuilletés sur eux-même, pris dans une histoire plus vaste, et l'on ne peut les déplier aisément, encore moins les expliquer. Aussi l'exégèse que propose à chaque fois Toledo est-elle d'avantage prolongement, fouille, digression, rebond.
Enfin, il y les genèses – échappées franches, taillées dans la texture d'un énonciation poétique, hantées par la césure, lézardées.
Affirmer que l'ensemble fonctionne est délicat, car c'est là un texte qui, plutôt que d'essayer de faire machine, loin de se rêver "Livre", semble vouloir fuir par plusieurs voies, et compter sur le lecteur (entité biographique, moteur, variateur) pour ajouter ses propres déchirures à cet étrange tentative de description du manque absolu et particulier.
Le projet, complexe, de l'auteur peut être ainsi effleuré:
"Persister dans l'approche. Contourner, sans jamais atteindre la chose, sans jamais la nommer. Insérer dans l'écriture ce qui survient: la perte du corps, les ramifictions qui l'entaillent et le font s'effacer, les annexes de l'homme…"

Difficulté, on le voit, de parler de ces Vies potentielles, de les commenter, les traverser. L'auteur, de son propre aveu nous dit qu'il "compose aujourd'hui [ses] livres comme si l'invention était la Loi et qu'il fallait, pour mettre en ordre les nouveautés de ce monde, la commenter." Mettre en ordre? Je ne pense pas que ce soit là le projet de l'auteur. Inventer un nouveau désordre, moins chancelant, moins fuyant, moins obscur, peut-être. Son livre est bien trop "tremblé" pour qu'une assise soit possible. Ne dit-il pas d'ailleurs lui-même, plus loin:
Voilà donc le mouvement qui hante ce livre: le flux de ce qui nous émiette, nous sépare, nous rompt, l'exil et ses déportations. Et à rebours de cette dérive – les vents, les vagues qui nous déportent – l'écriture par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceaux de ce qui fut une vie.

Repriser: voilà ce qui, dans les interstices de ces vies potentielles, se passe. Et parce qu'il cherche dans l'écheveau déliquescent de la modernité les fils cassés qu'il sait composer sa matière, Camille de Toledo, d'une plume aussi écorchée que précise, attentive qu'effarée, parvient à dire, non pas le pourquoi de notre exclusion du réel, mais son très pervers comment.
Talmudique par bien des aspects, philosophique jusque dans l'éclair, Vies potentielles, s'il est un roman, est le roman de l'impossible collusion entre soi et l'autre, entre le vouloir et le pouvoir, la racine et l'exil. Le récit du fossé entre père et fils, et peut-être aussi, entre soi pensant et soi écrivant.
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Camille de Toledo, Vies potentielles, Seuil/La Librairie du XXIe siècle, 19 €


1 commentaire:

  1. Pourquoi comprendre, est-ce vraiment essentiel? Le livre laisse une impression forte, une émotion intense et c'est rare. Au début de la lecture, la forme prend peut-être un peu trop de place pour qui veut comprendre justement. Puis, elle s'efface et laisse place à l'effarement, comme vous le dîtes, mais celui du lecteur qui découvre un écrivain.

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