mercredi 6 juillet 2016

Par tant de coups frappée: Didion et l'invisible basculement des choses

Bon, l'été semble vouloir vraiment commencer. Le Clavier Cannibale en profite pour ressortir de ses cartons quelques posts anciens, pour ceux ou celles qui les auraient ratés. Histoire de revenir sur des livres admirables, entre autres. 

Aujourd'hui, on vous propose une petite visite à Joan Didion, postée le 11 septembre 2009, il y a sept ans, donc. 

De Joan Didion, on a une image mentale à la fois nette et floue : nette parce que la femme, frêle, a plus de soixante-dix années d’épreuves américaines derrière elle, un dialogue à corps rompus entre côtes Est et Ouest, un style ennemie de la pompe ; floue, parce qu’elle est une litanie de brisures, une leçon retenue puis oubliée, le tempo des aveux.
Celle qui, au sortir de l’adolescence, décroche un poste à Vogue après un concours journalistique, est-elle la même qui co-écrit le scénario de Panique à Needle Park ? L’épouse devenue veuve, la mère qui perd son enfant, l’ex New-Yorkaise basée en Californie, les avatars se succèdent, et Didion, comme dans une inexorable tragédie grecque, s’éloigne du chœur, marche seule, prend des notes – les ombres s’allongent autour d’elle, l’Amérique renonce à une substance qu’elle ignorait être pure forme, et les mots recherchent quelque chose qui échappe à l’addition : de là ce style à la fois têtu et prudent, cet abord des choses qui ne vit que de la prémonition de leur non-pérennité, ce parfum de scepticisme qu’elle laisse flotter sur tous les dits et gestes des héros américains.

Paru il y a peu en traduction française aux éditions Grasset, L’Amérique est un recueil de textes prélevés dans plusieurs livres de Didion, préfacé par Pierre-Yves Petillon (en fait une reprise de son texte paru dans son excellent Histoire de la littérature américaine : Notre demi-siècle, 1939-1989, éd. Fayard). Le recueil offre une architecture dramatique, pour ainsi dire en trois actes : Acte un, où comment les années soixante ont fini par mourir ; acte deux, le paradis à jamais perdu de la Californie; acte trois : la pomme pourrie qu’est New York – avec un épilogue à Honolulu. Certes, cette construction n’est pas le fait de Didion, mais elle permet d’appréhender un certain trajet, à la fois historique, personnel, géographique, une dérive mentale ainsi bien qu’une quête vouée à l’échec.

La peinture impressionniste qu’elle nous offre de Haight Street, à l’époque où tout était groovy – les fringues, la contestation, les dérapages… –, lui permet de laisser briller les failles d’une société au bord de l’implosion : les arrestations, les procès, les Black Panthers, la fumette, l’acide, les Diggers, les campus… certes, tout cela est bien connu, répertorié, cartographié, mais ce que Didion cherche à rendre, c’est justement la dimension éclatée de l’époque, ce moment où le fait divers flirte avec l’histoire, où la société américaine hésite à régler son compte à l’individualisme. Il y a ce passage où Didion assiste à une session d’enregistrement, les Doors en studio, et Jim Morrison qui ne vient pas, qu’on attend sans attendre, et qui arrive dans l’indifférence générale, parce que bien sûr il n’y a pas d’événement possible, les choses sont déjà là, nous n’en sommes que les détonateurs. De toute façon, côté événement, l’Amérique va être servie : la famille « Manson » marquera l’apogée tordue et inutile du fantasme communautaire, le signal d’alarme redouté, attendu, insuffisamment guetté.

On retrouve Didion quelques années plus tard, penchée cette fois-ci sur l’affaire Patty Hearst, et cherchant vainement – volontairement vainement – à démêler les fils de cette fausse métamorphose : comment la jeune héritière a fini par presser la détente d’un M-1. Car c’est ça qui intéresse Didion, elle-même revenue d’une cassure, d’une dépression profonde : comment passe-t-on à un autre état ? Ce que l’Amérique, en tout état de cause, sait faire avec violence et nonchalance, sans jamais se retourner. Patty Hearst était-elle déjà terroriste dans l’âme ? A-t-elle été retournée ? Lavage de cerveau ou prise de conscience. Ce que Didion voit, surtout, c’est un être falot, ou qui cherche à paraître falot, à échapper aux analyses du New York Times tout en vendant son histoire à bon prix. On ne peut jamais mettre le doigt sur le moment où les choses basculent, parce que tout, sans doute, n'est qu'un long basculement invisible.

Mais c’est surtout dans son analyse du célèbre viol de la joggeuse new-yorkaise que Joan Didion fait preuve de cette sagacité discrète mais inexorable qui est la vibration même de son style. Comment, à partir du viol d’une Blanche aisée dans Central Park, arrive-t-on à cet état panique dont tente de se relever New York ? Loin de se cantonner à une brève radiographie de la Grosse Pomme et des tensions raciales, Didion plonge dans le terreau même de l’inconscient new-yorkais, bêchant sans relâche les arpents oubliés de sa mauvaise conscience. Il faut, dit Didion, repasser par là où ça fait mal, pour comprendre ce traumatisme, cette fixation autour d’un fait divers dans une ville où les viols annuels se comptent par milliers. Il faut rappeler ce fantasme et cette crispation à jamais ancrée dans l’esprit américain : le viol de la femme Blanche par un Noir, viol qui fait écran aux innombrables viols d’esclaves noirs par les Blancs. Il faut aussi rappeler comment s’est développée l’anatomie de Central Park, la peur sécuritaire qui a présidé à son expansion, les multiples magouilles qui ont accompagné sa croissance.

Si Didion sait ouvrir les perspectives et lancer des sondes, elle sait aussi exposer ses fêlures, sans jamais forcer le parallélisme. Il y a ce moment poignant où soudain, à New York, après avoir aimé cette vie débridée, elle perd pied, casse, renonce – Didion, littéralement, ne peut plus.
« Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, et je ne pouvais plus écouter. Je ne pouvais plus rester assise dans des petits bars près de Grand Central à écouter quelqu’un se plaindre de l’incapacité de sa femme à accepter de l’aide tandis qu’il ratait à nouveau son train pour le Connecticut. Cela ne m’intéressait plus d’apprendre quelle avance d’autres personnes avaient touchée de leur éditeur, d’entendre parler de pièces à Philadelphie dont le deuxième acte se passait mal […] Je pleurais jusqu’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs et dans les taxis et dans les pressings chinois […]. »
Ce n'est pas tant les symptômes d'une dépression que décrit Joan Didion, mais plutôt la barbarie innée du monde et son désir de fusion avec nos peurs. Comment échapper au Moloch social sinon en "craquant", en laissant pousser la fleur-fêlure du mal fitzgerraldienne? La fuite, si elle est possible, vient toujours trop tard, mais au moins elle vient, elle.

Il lui faut alors quitter New York, s’installer sur la côte Ouest, en Californie, elle qui avait cru quitter son Sacramento natal pour les feux de Vogue et l’East Village. Retour à la case départ, à l’alpha de la Valley. On trouve également, vers la fin du recueil, Didion à Honolulu, guettant un tsunami qui ne vient pas. A moins qu’il n’ait commencé il y a bien longtemps, à l’époque où Morrison voulait entendre le cri du papillon, mais où seuls retentirent les cris de Sharon Tate.

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Joan Didion, L’Amérique 1965-1990 (chroniques), éditions Grasset, excellemment traduit par Pierre Demarty


1 commentaire:

  1. commentaire (qui n'a rien a voir)

    le Caine Prize 16 vient d’être décerné à Lidudumalingani (RSA) pour « Memories we lost »
    le texte est la et on peut même le lire
    http://static1.squarespace.com/static/565c3d39e4b027c789ba5b70/t/5731edd627d4bdb26403b1b8/1462889943802/Memories+We+Lost_Incredible+Journey_SINGLES.PDF

    voila ce que j’en avait écrit il y a qq temps (un peu modifié et réduit)

    « Memories We Lost » de Lidudumalingani (vainqueur du Caine Prize 2016).
    Le début est assez complexe. L’auteur est originaire du village de Zikhovane dans le Transkei, où il gardait des troupeaux et moulait des chèvres en argile. Son nom originel est Lidudumalingani Mqombothi qu’il transforme ensuite en Dudumalingani Mqombothi et enfin Lidudumalingani, tout simplement parce que cela sonne mieux. En fait c’est le nom de son clan et Lidudumalingani signifie « il y a du tonnerre, mais pas de pluie ».

    « Memory we lost » raconte l’histoire du narrateur et de sa sœur atteinte de maladie mentale, et qui se croit possédée du démon. Elle parle dans un langage inconnu, avec des mots incompréhensibles. Un cortège se forme de villageois, tous issus du village et ne l’ayant que très rarement quitté. Une espèce de rengaine revient qui souligne le décalage entre le groupe de villageois et la fille.
    « Elle ne se plaint pas.
    Elle ne pleure pas.
    Elle ne se plaint pas.
    Elle ne pleure pas. »
    Début de la puberté, apparemment, mal exprimée, mal expliquée. Sa mère l’emmène pourtant voir les « Sangomas », sorte de devins femmes locales. Sorcières, sûrement pas, mais peut on savoir. Quant aux dons que la famille leur a versé (tabac, viande et allumettes), les voleurs s’en sont emparés. Les différentes églises ne sont pas plus explicatives. L’instituteur du village parle bien de schizophrénie et de l’impossibilité des remèdes classiques de faire effet.
    Reste l’exorcisme chez le sangoma Nkunzi, avec une recette simple : la faire cuire pour faire sortir le démon. Ce dernier a maintenant un nom « Smellyfoot ». La recette est simple. « Il ferait un grand feu avec de la bouse de vache et du bois, et quand les tisons seront à point, il suffit de placer la personne possédée du démon dans une cuve en zinc et de la placer sur le feu ». Normalement cela cuit le démon et la personne récupère sa santé au bout d’une semaine. « Je n’avais pas entendu dire que quelqu’un en était mort, mais je n’avais pas non pus entendu quelqu’un qui en était sortie vivante ».
    Chemin faisant vers la maison du sangoma, après avoir traversé le village de Philani, le frère ne peut se résoudre à cette solution. Cependant, ils se perdent en route et ne peuvent trouver où et chez qui dormir. Ils sont trop facilement reconnaissables. Total ils errent, dorment sous un arbre et continuent leur marche, vers où ?
    Une très belle histoire que ce couple de frère et sœur qui se sauvent pour échapper aux croyances populaires, dans un pays encore imprégné de terreurs liées aux maladies mentales, vues comme signes de possession du démon. Terreurs et croyances, croyances qui terrorisent.

    cela fait du bien de lire aussi des textes d'autre part un peu moins nombrilistes.

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