jeudi 21 juillet 2016

Tirons ce sabre au clair

Le 27 novembre 2012, le Clavier commençait la journée par quelques pas fildeféristes…

 « Les limites, les pièges, les impossibilités me sont indispensables, je pars chaque jour à leur rencontre. » 
Cette phrase du funambule Philippe Petit, extraite de son livre Magicien de Haut Vol, est reprise par Dominique Nédellec dans le passionnant texte qu'il consacre à sa traduction du Voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares, texte drôle, léger, humble, pullulant d'exemples exquis (même quand il parle de rats immondes) qu'on peut lire sur le blog de Pierre Assouline.

On est évidemment plus que sensible à cette précieuse notion: l'indispensabilité des impossibilités. Nédellec s'arrête sur des exemples précis, dévoilant les hésitations ressenties, les choix accomplis en prenant soin, tout de même, de préciser:
"Nota : ici, l’action est vue au ralenti et en plan serré, mais il va de soi que tout traducteur fait ça cinquante fois par page, intuitivement, au grand galop et sans descendre de son cheval toutes les deux secondes."
Cette intuition est cruciale. Elle est le produit de deux forces: d'abord d'un compagnonnage têtu, méfiant et amoureux avec la langue, puis d'une écoute tranquillement hystérique du livre qu'on traduit. Un instinct né de deux pratiques, donc, l'une générale et l'autre particulière, mais toutes deux ancrées dans la réalité des textes, dans l'entonnoir de l'oreille interne. Savoir retrouver une citation de Rimbaud est tout un art, mais le fait est que c'est le vers de Rimbaud qui vous retrouve, en fait, lui qui sait, à quelques années d'écart, sonner encore différemment. Le traducteur (comme le lecteur) entend ainsi des voix dans la voix, sent quand il y a feuilletage. Et doit parfois procéder à de faramineuses voltes. Comment va-t-on de "uma investida erecta" à "assaut sabre au clair" (le passage en fera frémir plus d'un)? Nédellec s'explique, déroule la chaîne des relais par lesquels il passe, procédant à d'intuitifs décalages. Il investit les champs sémantiques à la façon d'un étourneau, gobant ici et là quelques sens et sons en suspension, puis le voilà prêt à faire son nid avec une matière recomposée. L'opération peut être preste ou lente, qu'importe. Elle est menée au fil de ce rasoir qui permet de trancher sans qu'il y ait perte de fluide vital:
"Voilà comment, pour traduire deux mots, on aura consulté un dictionnaire français en ligne, trois unilingues portugais (un du XIXème, deux du XXème siècle), un bilingue plutôt loyal, deux manuels d’argot chinés dans une vie antérieure et une monographie illustrée sur la tauromachie équestre portugaise. Il n’en reste pas moins que l’outil le plus précieux et le plus personnel du traducteur est sans doute ce que Michel Bréal nomme le « dictionnaire latent », niché on ne sait trop où dans la cervelle."
Et Nédellec de citer, outre Bréal: Michon, Larbaud,  Derrida, Erri de Luca. Il reprend d'ailleurs à Michon l'expression de "blibliothèque neuronale" – on ne dira jamais assez combien il est important que le traducteur accumule, stocke, empile, même en bazar, des pans et des strates de langage. Le moment voulu, il plongera sa carotte dans les sédiments et retrouvera bien le minerai original ou la qualité de glaise nécessaire à une durable poterie.


Lire Tavares en français, c'est donc passer par l'ombre portée de Nédellec, qui parle humblement de "trouvailles" alors que son travail, bien sûr, est plus profond et plus attentif qu'une simple démarche de dénicheur. Il nous dit à un moment que le traducteur se doit d'être "mélomane et athlétique". Il aurait pu ajouter "discret", mais il l'est sans doute trop pour avoir l'outrecuidance de s'en vanter.

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