mardi 12 juillet 2016

Le lecteur agité et la grêle sonnerie du téléphone

Si, comme l'a dit Henri Meschonnic, la tache du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu'il fait, on est en droit de se demander ce qu'il fait. Que fait le texte, donc? De l'effet? Quelque chose qui fait de l'effet?

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. Cette fois-ci, le 15 octobre 2013…

On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l'effet, l'effet de manche. Ils s'attachent à leur proie, qu'ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d'énergie nécessaire à faire oublier qu'ils sont composés exclusivement d'ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. Bien qu'écrits, ils restent prudemment dans le dire, laissant se refléter sur la page ce que le personnage fait, pense, dit, ressent. Et ce que le personnage fait, pense, dit ou ressent leur sert de support, un support qu'il suffit de poser sur la page, comme un collage de collage. 

Un téléphone sonne, réveille le protagoniste: il suffira de dire que le téléphone sonne et qu'il réveille le protagoniste. Pour camoufler l'exploit, on qualifiera par exemple le bruit de la sonnerie – grêle, insolite, inhabituelle… – et l'on en profitera, tant qu'à faire, pour décrire l'état mental du protagoniste au réveil. Le tour, littéralement, littérairement, est joué. Pas la peine de comparer le téléphone à un scarabée ou d'opérer un prélèvement de la moelle du rêve. Il suffit de dire. Il suffit de dire pour donner l'impression de faire.

Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d'invention, la pure duplication d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation apprêtés par le dire. Par l'écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation – travaille à la création de leurs conditions d'existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d'une langue. "J'ai embrassé l'aube d'été": par ces mots, Rimbaud fait, et non dit. Aucun téléphone ne sonne dans sa phrase, qui ferait mine de nous réveiller. Mais il existe une paresse de la fiction. Elle devient alors la fiction d'elle-même, son propre fantasme. Paresse consistant à croire que dire suffit, et qu'il suffit d'orner le dire pour qu'il fasse quelque chose. Paresse de la langue qui ose à peine cogner contre les dents, et se contente de lécher le timbre qu'il suffira de coller sur la carte postale – le chromo – que le lecteur recevra.


Le traducteur, ce lecteur agité, cherche à (re)faire ce que fait le texte. Il cherche à "embrasser l'aube d'été", ou à "ôter la croûte du pain brouté" (Artaud). Si l'aube est sans saison, si le pain est sans croûte, il le saura bien vite. Il n'aura à traduire que l'aigrelette sonnerie du téléphone. Voilà pourquoi c'est le texte qui crée sa traduction, pose les conditions de sa traduction, dévoile le secret de sa traduction. Le texte-qui-fait est déjà traduction, volonté de traduction, défi de traduction, désir de traduction. Son faire appelle un recommencement. En refusant de dire, en préférant faire, il convoque d'autres instances du faire. Rien n'est dit de ce qu'il (lui) reste à faire. Et tout le reste est littérature.

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