mardi 26 juillet 2016

L'honneur est-il soluble dans le café ?

© Louis Monier
On ne présente plus Maurice Nadeau. Nadeau, ton nom est lecture, mais pas seulement : l’homme, surpris d’être encore au chevet de la table immense où s’empilent ce qui résiste encore un peu au numérique, interrogé sans relâche dans Le chemin de la vie par une Laure Adler qui sait quels aiguillages actionner, quel sucre tendre à cet ours admirable, se révèle un sacré animal politique, pas seulement l’accoucheur en France des trente écrivains qui nous aident à faire autre chose que répandre de l'encre.

Nadeau ? Pas franchement gaulliste. Et pas non plus averti avant l’heure de ce qu’étaient les camps de la mort. Mais lisant, écoutant. Rétif aux formats bourgeois comme il le sera plus tard à la geste houellebecquienne (« un bricoleur qui a du talent et dont le souci est d’apparaître, de se faire connaître » — ouf… dans la bouche de Nadeau, c’est délicieux), sachant aimer ses aînés (Pia) et talocher ses poussins (Perec), l’homme Nadeau tient la route plutôt que le crachoir. Son secret ? C’est sa faiblesse : le fric, il s’en fout. Certains lui font confiance, quelques-uns l’épaulent, beaucoup l’admirent, qui l’envieront bientôt dès que le succès fera tout sauf lui monter à la tête, qu’il garde sur ses épaules, entouré de femmes, recommandées, bûcheuses, déterminées, bref, tout ce que Maurice apprécie.

Relisons donc Le chemin de la vie (entretiens avec Laure Adler), échanges traversés par les silhouettes de Souvarine, Duras, Beckett, mais les nommer tous serait inventer un anti-Lagarde et Michard du XXème siècle, où l’on verrait Maurice Ier découvrir tout, avant tout le monde, mais ne publiant pas tout, économie oblige. Un siècle d’éditeurs où René Julliard s’en sort plutôt bien, où Michaux se veut scientifique, où Duras est avant tout excellente cuisinière, où Leiris brille, lui qu’on devrait aujourd’hui apprendre par cœur, où le mouvement surréaliste a encore besoin d’être raconté, où Butor manque devenir le nouvel Hugo. C’est là le charme des souvenirs : ils ricanent de la postérité.

Lowry, Faulkner, Borgès, Kafka : Nadeau a ses piliers. Il vit, surtout (mais que veut dire cet adverbe chez un tel ogre ?) dans l’ombre insistante de Flaubert, à qui il consacra un essai, Flaubert  qui « pourtant, [il] n’est quand même pas très neuf… ». Et Nadeau de répondre ainsi à la question de Laure Adler [Parmi les absents, avec qui vis-tu le plus ?] :"… C’est vraiment un auteur classique, étudié dans les classes, mais je ne sais pas, je pense plus souvent à lui qu’à ses œuvres. Flaubert ne me quitte pas. Quand il abandonnait Croisset pour Paris, il allait dans un appartement près de la porte Saint-Martin : j’y suis souvent allé. Je vais en quelque sorte lui rendre visite. C’est un sacré bonhomme tout de même. Grâce à la princesse Mathilde, Napoléon III veut lui donner la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il dit : ‘Non, je ne peux pas accepter ça.’ Et il écrit dans sa correspondance : ‘Les honneurs déshonorent’… C’est formidable ! Il la reçoit, la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il en fait ?Laure Adler : Non…Maurice Nadeau : Il la trempe dans son café ! »
Voilà. Pour certains éditeurs, lire c’est aimer des types qui trempent leur Légion d’honneur dans le café. Leçon. Bonheur. Ni carte ni territoire. Juste croiser Beckett, et passer un chouette moment avec lui, sans même parler. Etre le premier à vouloir publier Claude Simon et se méfier du bricolo Robbe-Grillet. Et quand Laure Adler lui demande ce qu’il aime en matière de rock’n’roll, répondre : « Duke Ellington. »


Pendules, ne soyez pas à l’heure : inventez-la !
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Chronique du 16 juin 2011…

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