vendredi 22 juillet 2016

La trépidante ténacité des travailleurs traducteurs

C'est un tout petit livre, une vingtaine de pages, mais qui raconte une histoire immense, terrible. La Traductrice, d'Efim Etkind, est un court témoignage récemment paru aux éditions Interférences.

Traduit du russe par une traductrice (bon, ça c'est normal, et en plus elle s'appelle Sophie Benech, donc c'est parfait), écrit par un traducteur russe (qui soutint Brodski et Soljénitsyne…), le livre raconte l'histoire d'une traduction de l'anglais au russe (celle du Don Juan de Byron) par une traductrice russe (Tatiana Gnéditch), lointaine descendante d'un illustre traducteur russe (celui-là même qui traduisit L'Iliade en hexamètres dactyliques), une traduction faite en partie dans la tête de la traductrice internée en camp, puis retranscrite de mémoire et écrite en cellule pendant deux ans, puis envoyée au traducteur russe Lozinski qui la montra au traducteur russe Etkind… 

On l'aura compris, une traduction est l'histoire d'une chaîne, voire d'une réaction en chaîne (ou déchaînée…), une histoire de relais, d'amitiés et d'alliés, de soutiens, de solitudes et de partage.  Avec également cette impression que c'est le texte qui force les barrages, passe par mille mues, tant est grande et forte sa ténacité à circuler au sein des processus d'altération. Mais c'est aussi, parfois, l'histoire d'un naufrage dont on s'étonne qu'on ait pu lui survivre.

Le destin de Tatiana Gnéditch, qui n'eut que Byron pour résister à la pression mortelle des camps, n'est pas seulement poignant. Il nous rappelle qu'un tas de feuilles, précieux comme la vie et pressé fiévreusement contre le corps, peut empêcher ce dernier de sombrer:
"Elle fut expédiée dans un camp où elle purgea les huit années qui lui restaient, du premier au dernier jour. Elle ne se séparait jamais de son manuscrit. Les précieux feuillets avaient couru bien des dangers: "T'as fini de nous emmerder avec tes papiers à la con?" braillaient ses voisins de châlit. Elle avait réussi à conserver son manuscrit jusqu'à son retour, jusqu'au jour où elle s'est retrouvée chez nous, perspective Kirov, devant une machine à écrire, à retaper son Don Juan."
Devant une machine à écrire: on a presque cru lire "devenant une machine à écrire". Et quand des années plus tard, le Don Juan de Byron fut monté au théâtre par Akimov et que le public applaudit à tout rompre en réclamant "l'auteur", le metteur en scène fit signe à une femme voûtée de monter sur scène pour saluer un public de lecteurs. Tatiana salua avant de s'évanouir, victime d'un infarctus. Elle survécut cependant, enterra Staline et s'éteignit en 1976.


Alors, oui, vous qui écrivez du fond de la plus dépouillée nécessité, de grâce, n'en finissez pas de les emmerder avec vos "papiers à la con".
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[C'était le 22 mai 2012, sur le Clavier…]

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