mardi 24 mars 2015

L'intraduisible est-il soluble dans la langue?

La notion d'intraduisible est séduisante, apparemment. Un débat y était consacré hier au Salon du Livre sur le stand du CNL. Un colloque international se penchera sur son cas fin décembre à l'université d’Evry Val d’Essonne. Des articles paraissent de plus en plus régulièrement sur cette notion. On sent bien que la chose fascine, intrigue, comme une tarasque que certains, pourtant, auraient aperçue entre deux massifs de livres. Parfois elle semble se réfugier dans des ouvrages monstrueux où le jeu avec le langage est poussé si loin qu'il semble paradoxalement défier le travail sur la langue. Parfois elle fait des petits bonds de carpe dans un jeu de mots à deux sous. Vit-elle dans les abysses de Joyce ou s'égaie-t-elle dans une astuce à la Vermot? Est-elle baleine blanche, diable logé dans les détails, palimpseste radioactif? On ne sait plus trop. Son plus franc visage, finalement, ne serait-il pas celui, lunaire et menaçant, de la tarte à la crème? 

En fait, la notion d'intraduisible fonctionne bien souvent comme un signe, voire un symptôme: une façon d'aborder la traduction par sa supposée impossibilité. Pourtant, que je sache, on n'a pas encore forgé le concept d'inécrivible (qu'on me pardonne ce mot hideux, ou plutôt non: qu'on ne me le pardonne pas). Car l'intraduisible n'est que l'autre nom, régalien, pompeux, complaisant de la difficulté. Il n'y évidemment ni gouffre ni hiatus entre le traduisible et l'intraduisible. Il n'y a même peut-être pas de gradation, de glissement. L'intraduisible est simplement une difficulté ostentatoire, donnée pour telle, assumée. En l'isolant et en lui offrant le statut quasi chevaleresque de graal, on cherche en réalité à réinjecter un peu de sacré dans la langue. Dans quel but? Générer une plus-value d'admiration pour les traducteurs? Frissonner en imaginant qu'un texte ne peu pas "passer" d'une langue à l'autre?

Tout et n'importe quoi: l'intraduisible est une ombre baladeuse. La poésie? Intraduisible. Les jeux de mots? Intraduisibles. Les noms des personnages? Intraduisibles. Le mot "serendipity"? Intraduisible. Pynchon? Intraduisible? Tel reflet sur tel petit pan de mur? Intraduisible. Les anagrammes? Intraduisibles? Le mot "table"? Intradui…sable

Et si ce que l'on désignait pas intraduisible n'était que l'autre nom d'une sainte frousse : celle éprouvée en sentant le traducteur opérer à découvert, un traducteur qui profiterait pour ainsi dire d'une éclipse de la langue pour passer de l'autre côté? L'effroi né d'un livre qu'on sent soudain écrit par un être bicéphale? Le syndrome du horla? La découverte que rien n'est… intrahissible (ne me pardonnez pas non plus ce mot). Mais trêve de cogitations. Tous les traducteurs un tant soit peu chevronnés vous le diront: intraduisible, ça veut souvent dire deux choses: soit c'est mal écrit, soit c'est mal payé.

4 commentaires:

  1. Bigre ! Un colloque international... Pour parodier la sentence de Picasso : la traduction est dangereuse.La traduction n'est pas chaste.

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  2. Sur le fond de l'affaire, on a envie de vous donner raison, surtout à cause de la beauté du texte et de sa phrase finale, en forme de gifle.

    Mais aussi, quand on connaît bien le problème de la traduction, de vous contredire. Parce que vous oubliez une donnée essentielle: la langue vers laquelle on traduit. Traduire vers une langue aussi littéraire que le français est plus "commode" que traduire du français vers une autre langue moins littéraire, plus "bordélique", avec des mots bien moins précis. Mon expérience de traduction du français vers l'espagnol m'oblige à dire que l'intraduisible existe (et comment !). Mais aussi mon expérience de lecteur: quand je lis les traductions en français du "Cántico espiritual" de San Juan de la Cruz, par exemple, je plains les français qui ne savent pas l'espagnol: on reconnaît à peine le poème. Et c'est normal: il est impossible traduire de la musique.

    Par contre, il faudrait inventer un mot qui serve d'antonyme à "intraduisible", pour pouvoir l'utiliser en parlant des traductions françaises des livres médiocres de prose en espagnol, traductions qui les améliorent de façon étonnante (j'ai connu des écrivains de l'Europe de l'Est traduits en français qui disaient la même chose de leurs propres langues). Le français "perfectionne" les langues moins littéraires que lui. Mais il a des limites, notamment dans la poésie (l'espagnol est une langue bien plus "lyrique" que le français).

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  3. Je ne suis certes pas "traducteur certifié ISO 9001", mais il m'arrive de traduire de petits trucs "pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps", comme le disait si bien l'Aveugle, et même de réfléchir sur la traduction, sur les traces de Benjamin et de Berman (par contre, pas fan pour un sou de Meschonnic, vous l'aurez deviné!); voici, par exemple, ce que j'écrivais en 2012 à ce propos:
    "En ce qui concerne "l'intraduisibilité", Berman souligne à plusieurs reprises que la traduction est bel et bien EXIGÉE par l'oeuvre (il y a, à ce sujet, de plus amples, et magnifiques développements dans "L'épreuve de l'étranger"). Il ne s'agit nullement de convoyer du sens, mais d'être un pont entre les langues, la traduction ne s'accomplissant que dans "l'espace de l'intraduisibilité", de sorte que l'oeuvre est, dans un même mouvement, "déportée toujours plus loin de sa langue" et "toujours plus enracinée dans celle-ci" en apparaîssant comme intraduisible.
    Si (selon l'intuition de Novalis, et de tant d'autres par la suite), la poésie, toute poésie, est traduction, comment ne pas voir que ce que Berman dit de "l'intraduisibilité" s'applique au poème, à TOUT poème, et dans SA langue?"

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    1. Berman, comme disait Jules Renard de Mallarmé, intraduisible, même en français.

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