mardi 17 mars 2015

Ferrari: debout dans l'incertitude

Dans le dernier numéro du Matricule des Anges, l'écrivain Jérôme Ferrari – dont Actes Sud vient de publier le nouveau roman, Le Principe  – répond aux questions de Thierry Guichard à l'occasion d'un passionnant dossier sur son travail.

Interrogé quant à une éventuelle "défiance vis-à-vis de la langue" qu'il ressentirait à chaque livre, J. Ferrari, qu'on sent concentré, arqué sur ses doutes, donne cette réponse :
"C'est une défiance absolument nécessaire. Une force est à l'œuvre dans le langage qui le fait tendre inéluctablement vers ce qui est rigide, mécanique et mort.  […] l'effort spécifique de la littérature, comme celui de la philosophie, est de lutter contre cette momification, ou d'y échapper momentanément."
Retenons ici les adverbes "inéluctablement" et "momentanément", qui vont dans le sens, fragile, têtu, d'un "chuter mieux". L'écrivain n'habite pas la langue. Elle n'est pas sa demeure, ou alors peut-être sa prison. Il n'entend pas la langue comme un chant univoque dont il lui suffirait de moduler les refrains. La langue est vacarme, à la fois lierre et plastique, merde et dentelle, et souvent elle s'invite en complice pour mieux court-circuiter tout ce qui ressemble à un flux. La langue est plurielle, carnée, fumeuse, imprécise, goulue, sotte, sublime, asservie aux salives qui la servent. Je n'écris pas avec ma langue, mais contre toutes les langues mortes qui dansent en elle. Que  dit la langue? Qu'on parle, qu'on dit, qu'on décrit, qu'on raconte, qu'on montre, qu'on révèle – alors que je sais bien, à force d'user mes claviers, qu'elle triche, refourgue, fend, prétexte, bruit, écarte, simule.

Ferrari, là encore, en discret deleuzien, ne dit pas autre chose quand il explique qu'un écrivain
"peut très bien avoir créé une fois quelque chose d'intéressant et le transformer en recette applicable à l'infini, comme si on se parodiait soi-même. Et on peut très bien faire ça spontanément, ce n'est pas une question d'honnêteté intellectuelle."
Ferrari touche là un point fondamental. Se parodier sans la moindre fourberie, mais sans oublier d'écouter le tremblement qui fait que les ruines qu'on édifie sont avertissement, onde à transformer. Quiconque écrit perçoit plus ou moins nettement le moment où ce qu'il réussit signe son échec. Ce n'est pas un moment t. Il n'y a pas de basculement. Le mouvement de l'œuvre n'est pas contemporain de son élaboration. D'où l'incandescente vigilance nécessaire pour non seulement survivre aux "lieux communs" mais ne pas créer d'autres lieux qui seraient, à force d'usage, trop communs à soi.
Cette double responsabilité – se méfier de la langue à la fois dans sa putassière consistance et dans l'usage subjectif  qu'on en fait – contraint l'écrivain à d'incessantes gymnastiques. Le plan, il doit le plier. Le pli, il lui faut l'aplanir. Dès qu'il se sent trotter, hop : réapprendre à trébucher. S'il devient lucide: singer la myopie des choses. Faire un livre, c'est aussi savoir le défaire, défaire en lui ce qui trop cimente, soude, réunit. Face au divertissement,: la diversion.

Et c'est sans doute pour cette raison que nous aimons les livres qui sombrent, inéluctablement, dans la clarté de leurs doutes. Ils nous changent, de nous-mêmes et d'eux. Ils changent. Ils sont des changements.

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Ref. Le Matricule des anges, n°161, mars 2015, 6 € : Jérôme Ferrari, Le principe, Actes Sud, 16,50€
Photo © JJ Renucci)

4 commentaires:

  1. Excellent texte. Mais (il y a toujours trop de "mais" dans la vie) texte... si français ! Je vois mal un écrivain espagnol écrivant cela. Les textes, les réflexions sur la langue sont très nombreux en français, et très rares en espagnol. Moi même, qui écrit en espagnol tous les jours depuis plus de 30 ans, je n'ai jamais ressenti cette "force" qui "est à l'œuvre dans le langage qui le fait tendre inéluctablement vers ce qui est rigide, mécanique et mort" - tout en la comprenant très bien pour le français, langue beaucoup plus "rigide" que l'espagnol, pleine de "formules" toutes faites, comme des briques préfabriquées, contrairement à l'espagnol, qui est une langue beaucoup plus anarchique, bordélique, désordonnée, illogique, et donc presque impossible d'écrire "parfaitement".

    D'où l'abondance de grands stylistes en français et la rareté d'écrivains au style donnant l'impression de perfection en espagnol - au XXe siècle, et jamais systématiquement, seulement parfois, Alfonso Reyes, Borges, C.J.Cela, García Márquez...(et avant, presque personne - Cervantes étant l'exemple type de l'écrivain au style bordélique, parfois très confus, avec des fautes stylistiques énormes qui donnent l'impression qu'il ne se relisait jamais).

    Et d'où la difficulté de traduire du français vers l'espagnol, surtout quand il s'agit d'un grand styliste: le résultat est toujours très décevant - et depuis 40-50 ans souvent catastrophique, vu le manque de sérieux des éditeurs hispaniques. Et d'où le fait qu'il n'existe pas encore en espagnol une bonne traduction de, par exemple, Proust, malgré 6 ou 7 "Búsquedas del tiempo perdido".

    La "responsabilité" de "se méfier de la langue", très compréhensible en parlant du français, est à mon avis beaucoup moins connue des écrivains hispaniques, trop occupés à essayer de la "dompter" pour qu'elle exprime ce qu'ils ont à dire, à "ramasser les morceaux" à fin d'édifier quelque chose de plus ou moins solide, stylistiquement parlant - cela dans le meilleur des cas, puisque la plupart des auteurs écrivant en espagnol ont l'air de n'avoir rien à cirer du style, vus leurs résultats.

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    1. En va-t-il différemment pour les écrivains portugais ?

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    2. Probablement, mais je ne peux pas vous l'assurer (je connais mal la littérature portugaise, à part Pessoa - qui est pour moi l'un des 3 ou 4 plus grands écrivains du XXe siècle).

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  2. "Du principe d'incertitude à la bombe atomique: Heisenberg, le héros/salaud.
    Trois ans après son prix Goncourt, Jérôme Ferrari consacre un roman au physicien allemand, pionnier de la mécanique quantique, qui a tenté de doter les nazis de la bombe alors qu'il n'avait aucune sympathie pour Hitler."

    http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20150313.OBS4608/du-principe-d-incertitude-a-la-bombe-atomique-heinseberg-le-heros-salaud.html

    "Que vaut le nouveau roman de Jérôme Ferrari ?"

    http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20150313.OBS4560/que-vaut-le-nouveau-roman-de-jerome-ferrari.html

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