Finissons cette semaine par une chute. Il y a un peu plus de deux ans, je vous parlais d'un livre intitulé Yucca Mountain, signé John d'Agata, et paru en traduction chez Zones Sensibles. Une enquête sur les déchets atomiques, Las Vegas, etc. Il y était question également d'un jeune ayant sauté du Stratosphère, une très haute tour… En fait, la première fois que d'Agata rend son reportage sur ce drame, sous forme d'article, l'éditeur américain décide de le confier à Jon Fingal, un "fact-checker" – un relecteur chargé de vérifier l'exactitude des faits mentionnés. On demande à Fingal d'être intraitable, et il le sera. Oh oui, il le sera à deux cents pour cent.
Il va tout vérifier, avec un soin maniaque qui ne laisse aucune place à l'approximation. Il compulse, collationne, enquête sur tout, pinaille sur tout. Emmerde sans cesse d'Agata avec ses questions. C'est que pour lui, on ne joue avec la vérité factuelle – sa devise pourrait être "Don't fuck with facts". D'Agata lui explique à maintes reprises qu'il est écrivain, prend des libertés, joue avec le réel. Fingal ne démord pas, il voudrait que tout soit rectifié, la vérité ne se négocie pas. De ce combat sans pitié, de cette logomachie impérieuse est né un livre, Que faire de ce corps qui tombe, signé donc par d'Agata et Fingal. Lecture hallucinante où, autour d'extraits du texte, gravitent les échanges entre les deux hommes…
D'entrée de jeu, Fingal cherche la petite bête. Il reprend d'Agata sur une histoire de température. Selon d'Agata, il faisait, le jour du suicide, 47,7°. Fingal s'est renseigné, il faisait seulement 47°. Mais c'est pour lui une question de principe. Il ne voit pas pourquoi on irait changer cette vérité universelle, vérifiable, quasi tangible. Idem pour les diverses statistiques qui émaillent le texte. Fingal recoupe les sources, pinaille, s'énerve doucement, propose des corrections. D'Agata commence à en avoir ras le bol de cet enculeur de mouches:
"Mon job n'est pas de recréer un monde qui existe déjà et de tendre un miroir aux lecteurs en espérant que ça aura l'air vrai. Si un miroir suffisait à rendre compte de l'expérience humaine, je doute que notre espèce ait inventé la littérature."
Soit. Mais bon, pour Fingal, le texte de d'Agata est une enquête, il faut donc respecter certaines règles élémentaires de l'enquête journalistique. Alors Fingal s'accroche. Tel un sadique sûr de son bon droit, il pousse d'Agata dans ses moindres retranchements, avec tact, mais une insistance à rendre fou le plus zen des sourds. D'ailleurs, d'Agata le met en garde gentiment à plusieurs reprises:
"Attention à ne pas pousser, connard".
Bref, ce dialogue byzantin, en apparence futile, voire absurde, est en fait passionnant (et hilarant ((et aussi angoissant). Toutes les bonnes questions sont posées, de la bonne façon, par les bonnes personnes, au bon moment, ce qui est évidemment la meilleure façon de foncer dans le mur. Du coup, ça vire au cauchemar. Car le véritable protagoniste de ce texte, c'est la vérité, à laquelle Fingal croit dur comme fer, et qu'Agata recrée par respect du texte. Peut-on changer le réel? La fiction est-elle dangereuse? Comment Fingal fait-il pour ne pas se faire défoncer les dents?
Que faire de ce corps qui tombe est une entreprise assez dingue et tout à fait réjouissante. On a l'impression d'assister à un match de boxe au ralenti, ou à une traque extra-terrestre, ou à une scène de cul sans cul mais en plus torride. L'enjeu est énorme, la méthode dérisoire, les conséquences passionnantes. Et pendant que Fingal et d'Agata ergotent au bord du gouffre, on croit presque entendre le bruit infini de la chute de 350 mètres que fit Levi Presley le 13 juilet 2002 à 18h 01 min 43 s après avoir enjambé la rambarde de la tour du Stratosphère Hotel de Las Vegas.
Mais l'heure de la chute est-elle exacte? Peut-on vraiment parler de rambarde? Levi s'appelle-t-il vraiment Levi? Le monde existe-t-il vraiment? Qui sommes-nous donc pour être? Jeckyll d'Agata et Hyde Fingal peuvent revenir en deuxième semaine, je crois.
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John d'Agata, Jim Fingal, Que faire de ce corps qui tombe, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Henry Colomer, éd. Vies Parallèles, Bruxelles, 2015 – 20 €
On vous recause très vite de ce nouvel éditeur belge, Vies Parallèles. (Mieux vaut plutarque que jamais.)
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