mardi 3 mars 2015

Une virgule après l'amour: Julie Bonnie en grâce

Les livres discrets ont parfois des secrets. On leur imagine la modestie d'un cœur de lapin qui bat sous la fourrure alors qu'ils dialoguent avec des volcans, calmement. Prenez Mon amour, deuxième roman de Julie Bonnie, prenez-le et glissez-y un œil: en apparence, un échange épistolaire, une femme qui vient d'accoucher ("Fée") écrit à son amour ("Mon amour,"), pianiste de jazz parti en tournée à l'instant p de la la paternité: éloignement, reproche, incompréhension, confidence – l'œil croit voir une correspondance mais déjà l'oreille entend autre chose: ces deux-là s'écrivent, certes, mais en un sens sans doute différent: c'est eux-mêmes qu'ils écrivent. Très vite, le lecteur s'aperçoit que les missives ne partent pas forcément, que ce qui est dit n'est pas nécessairement destiné à l'autre. Mais lui, le lecteur, a toutes les cartes en mains, toutes les pages sous les yeux: et ce qu'il lit, c'est moins le récit d'un éloignement que la redistribution de forces vitales. D'un côté, elle, anéantie par le départ de l'autre, désemparée par son corps changé, l'enfant arrivé, la solitude soudaine, l'isolement; de l'autre, lui, porté par son art, emballé par sa tournée, absorbé par sa musique… La donne, pourtant, va changer:
"La trotteuse tremblote, sautille, et continue de tourner en rond. Je suis immobile. Au moindre mouvement, quelque chose va commencer et j'ai l'intuition qu'il vaudrait mieux que tout s'arrête."
Elle va changer, car Julie Bonnie a un talent particulier pour, sous l'apparente simplicité des phrases, faire vivre le sensible, et parvient, par délicats écarts, à transmettre d'impressionnantes émotions, qu'on croyait minuscules à force d'être invisibles ou tues mais qui, mises en musique – car Julie Bonnie écrit en rythme –, contaminent, étreignent. Dans Mon amour, quelque chose est dit qu'on lit rarement: le rapport au corps, à la sexualité après l'accouchement. Comme s'il avait fallu l'éloignement de cet homme pour qu'existe, à part entière, ce corps qui ne se partage plus, sinon avec l'enfant nouvellement né:
"Cette petite est devenue mon jardin, mon air, mon atmosphère. Ce qu'elle fait transforme ce que je suis. Étrange. Mes seins gonflent si elle pleure. Je ne peux dormir que si elle dort. Manger, c'est elle ou moi. Plutôt elle. Si elle a chaud, j'ai chaud. Si elle a mal, j'ai mal. Si elle pleure, je pleure. Je crois que je vais l'avaler, la remettre dans mon ventre pour que tout redevienne simple, que tu sois près de moi. Depuis qu'elle est sortie de là en arrachant tout sur son passage, c'est elle le chef."
Face à ce tremblement de terre, personne: le père est loin, crocheté à son piano, trimballant avec lui ses névroses & ambitions, et tandis qu'on le voit se dissoudre dans une veulerie masculine toute pétrie d'alcool, de liaisons, d'œdipe inassouvi, la femme, elle, traverse le pays des métamorphoses, se fait taupe pour mieux revenir au soleil. Si les lettres envoyées ne le sont pas, ou bien autrement, c'est qu'une autre histoire est déjà possible. Un autre choix. D'autres correspondances; d'autres correspondants. Et tandis que la musique noie l'homme, la peinture entre en la femme. Il se voulait "boule de feu", mais c'est elle qui connaîtra, un temps, le destin du phénix. Ce que semble résumer à un moment un autre personnage de ce livre tout en lieder :
"De l'ombre et de la lumière, à peine. Je glisserai des feuilles d'or minuscules, à deviner. De la matière étoilée, liquide, salée. Plus de haut, plus de bas, suspendus le temps et la tête. Pas de mots, pas de suite. Couleurs, abandon, suspension. Bleu foncé noir nuit pétrole léger étoiles d'or."
Oui, la virgule est parfois une aventure, et fait toute la différence.

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Julie Bonnie, Mon amour, éd. Grasset, 17,50€

1 commentaire:

  1. Le titre de l'article est bien meilleur que celui du livre.

    "Une virgule après l'amour" mérite qu'on écrive un roman "en dessous".

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