vendredi 20 mars 2015

Du tajine à la pensée, il n'y a qu'une lame

Préparer un tajine est toujours gratifiant, se dit-il en disposant la viande d'agneau sur la planche à découper et en s'emparant de son plus fidèle couteau qu'il aiguisa alors comme s'il rendait hommage à Rostropovitch. Découper des cubes dans la viande du gigot est un acte peu végétarien, certes, mais ô combien zen, car il permet de changer l'informe (la viande) en forme (le dé de bidoche), et cette géométrisation de l'inerte ne peut qu'être jouissive à ceux qui considèrent la cuisine comme une forme d'art dégénéré et donc excitante.

Le problème, avec les gestes situés à la limite de l'abstraction, c'est qu'ils entraînent une forme de songerie stimulante, certes, mais qui peut se révéler distractive, et alors qu'il coupait coupait coupait comme si le monde lui-même était devenu une entité sécable à l'infini,

il ne vit pas la lame longue de soixante centimètres de son yatagan culinaire attaquer cette partie charnue de l'agneau qui en fait était la partie, pas si charnue que ça, de son doigt, non, il ne vit pas mais sentit assez vite la lame s'enfoncer dans la peau,

fendant d'abord la première strate de la peau, fragile parchemin, puis sectionnant, d'un mouvement lent mais sûr, les fines veines dans lesquelles le sang va et vient comme s'il n'avait que ça à faire, puis le fouillis des nerfs, bientôt les racines des tendons, les branches des muscles, avant de s'arrêter, brutalement, dans un crissement rappelant les chants les plus beaux du punk, l'os de la phalange de son index gauche, celui qui tapait d'ordinaire sur son clavier d'ordinateur toutes les lettres globalement situées à gauche de ce milieu très subjectif que le cerveau a surimposé sur la portée des touches, occasionnant aussitôt un épanchement sanguin pulsatif et tenace, qu'il alla diluer en gueulant comme un Amish qu'on électrocute sous le jet d'eau froid du robinet, avant de se rappeler qu'il n'avait pas de pansements, ce qui l'obligea à se confectionner une sorte de "poupée" avec du papier absorbable prédécoupé à motif agrémenté de scotch (l'adhésif, pas le revigorant),

et donc préparer un tajine est toujours gratifiant, comme je le disais, sauf si vous vous laissez distraire par des pensées, mais lesquelles, et là il lui fallut un moment pour se rappeler à quoi il pensait quand il s'était enfoncé la lame de ce putain de couteau dans la chair vive d'un de ces deux doigts les plus précieux (il ne tape qu'avec deux doigts, ceux qui montrent la lune à l'idiot), c'était une pensée forte, que jamais rien ne pourrait corrompre, une pensée riche d'évidence et d'incandescence, presque souveraine: quand la clé tournerait dans la serrure, son cœur tournerait dans son cœur, et il serait à deux doigts, même tranchés, de la félicité.

2 commentaires:

  1. Bonjour Claro,
    On dirait que c'est vous il...
    C'est beau l'amour, mais attention quand même...
    Sinon, pour le pansement, un conseil : à mon avis ça marchera mieux avec du papier absorbant (du papier absorbable, why not, mais n'en mangez pas trop non plus, c'est meilleur le tajine).
    Bon, je sais, c'est pas beau de se moquer, mais c'est dur de résister des fois...
    J'en ai marre parce que j'arrive pas à me trouver un pseudo...
    Merci pour la variété de tous les sujets abordés ici.
    J'espère que le texte est une petite nouvelle inventée, mais si vous vous êtes vraiment coupé, et que c'est une petite nouvelle autobiographique à la troisième personne à la Henry Adams (avec petite transgression au je dans le dernier paragraphe, c'est bien ça qui m'inquiète...), alors j'espère que ça ne fait pas trop mal.

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  2. tant pis pour le doigt, j'aime la photo

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