Qu'il s'agisse de Baader, Nico, Fassbinder, Mohamed Ali ou, ces jours-ci, Maurice Pialat, c'est à chaque fois, pour l'écrivain Alban Lefranc, une leçon de coups qu'il s'agit de recevoir et de donner. La lutte armée, l'underground, la boxe, le cinéma: ce sont moins des contextes que des douches froides, prises violemment, et qui obligent les corps à élaborer des stratégies de survie, ou à foncer dans les murs, ou à attaquer le premier. Entrer dans ces danses, pour Lefranc, c'est donc devenir l'ombre du boxeur, suivre la trajectoire des coups, s'approcher au plus près du souffle – les titres de ces livres sont souvent postés devant cette béance: Des foules, des bouches, des armes, qui deviendra Si les bouches se ferment; L'amour la gueule ouverte. Se taire, chanter, gueuler, respirer: un livre doit en passer par la bouche, non pour parler à la place de, mais pour restituer les ondes physiques de ce qui fut dit, mordu, gueulé, tu. Quand Pialat crie silence! sur un plateau de cinéma, c'est pour que parle autre chose que la parole.
"Je ne vous entends pas, parlez plus fort": ainsi commencera donc L'amour la gueule ouverte. Et d'emblée il sera question du père, qui jamais n'élève la voix, et auquel le cinéaste confiera donc la tâche ingrate de "se plaindre à gorge déployée" dans ses films. Mais Lefranc n'écrit pas une biographie, il ne suit pas une trajectoire comme on suit, des yeux, le parcours d'une étoile filante. Il s'agit plutôt de surprendre le sujet sous des angles imprévisibles, de le bombarder, de ne jamais le laisser filer. Certes, les films de Pialat sont évoqués, L'enfance nue, Loulou, Nous ne vieillirons pas ensemble. Certes, des instants de la vie de Pialat sont traversés. Mais ce n'est pas l'exhaustif qui intéresse Lefranc. Il ne s'agit pas ici d'écrire une étude bio-cinématographique du réalisateur de Van Gogh. Ecoutez plutôt:
"C'est à cette fêlure que vous revenez – qui vous fait, vous agit, vous porte, vous maintient en vie. Vous ne questionnez rien, vous acceptez tout, comme quelqu'un qui n'a pas de mode d'emploi.Vous vous vivez chameau dans les trois métamorphoses de Zarathoustra, chameau grandiloquent, chameau bavard, qui prend sur les épaules le plus grand poids possible de refus, le plus grand poids possible de tâches impossibles.Vous regardez les branches de l'arbre qui tremblent par la fenêtre.Doucement, suavement, les branches de l'arbre par la fenêtre tremblent.Mais ce tremblement ne suffit pas. Ce tremblement n'est pas le tout de la vie."
C'est ça qui intéresse Lefranc, qui l'alpague et l'ébranle, le met en branle: la fêlure, et l'au-delà du tremblement. Lefranc s'intéresse aux vibrations invisibles, aux répercussions, moins aux coups qu'aux ondes que ceux-ci propagent dans le corps, la vie, avec parfois des délais d'une infinie torture. Comment répondre au tremblement? Par la dissolution? En devenant pierre (Kafka)? En travaillant la vie da capo (Proust)? En sombrant plus vite que sa chute: Pialat? L'amour la gueule ouverte ne danse pas avec les morts mais boxe avec leurs spectres: un duel, une étreinte, corrida crépusculaire pleine de bruits (moteur!) et de fureur (on tourne!), qui vient de loin, qui a à avoir avec la mise à mort, avec le sang craché, les passes dangereuses. Ce que Francis Bacon a peint, peut-être, dans son triptyque de 1967 intitulé Sweeney agonist:
Que se passera-t-il dans l'écriture d'Alban Lefranc quand il affrontera dans l'arène de ses livres autre chose qu'un gladiateur des temps modernes ? On attend, on guette, mais on sait une chose: sa grande affaire, c'est "la description d'un combat". Les adversaires, ces alliés, ne manquent pas.
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Alban Lefranc, L'amour la gueule ouverte (hypothèses sur Maurice Pialat), éd. Hélium, coll. Constellation, 11€90
Info: Alban Lefranc sera vendredi 20 mars à 18H30 au Salon du Livre sur le stand Actes Sud pour signer son livre.
Et le 27 mars aura lieu à la librairie la Manœuvre le lancement de la collection Constellation avec également Arno Bertina et Didier Da Silva – pour en savoir plus c'est là.
Ill. © Fonds Maurice Pialat, don Sylvie Pialat © William Karel
Si j'étais écrivain, ce que je ne suis pas (enfin, pas vraiment, pas tout à fait dans le sens que certains qui croient l'être donnent pompeusement au mot), il me semble qu'un papier élogieux venant de quelqu'un ayant ta qualité de "regard" sur la chose écrite me ferait plaisir, très plaisir même. D'un autre côté, je me dis que dans le fond le monde (littéraire et artistique) est finalement assez bien fait(lool), ce qui relativise dans une large mesure ce que je viens d'affirmer ci-dessus:
RépondreSupprimer«People who like my work like my work for all the reasons that I would want them to like it. And the people who don’t like it, dislike it for all the reasons I would want them to dislike it. » (Percival Everett)
( Percival Everett)
J'aime tellement l'œuvre et la personnalité de Percival Everett que je lui ai fait signer deux fois sa citation, ce qui, j'espère, ne le fâchera pas outre mesure...
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