mardi 1 octobre 2013

Le merlin et l'enchanteur: Lowry entre deux feux

Je commentais il y a peu la phrase volcanique de Lowry sur les abattoirs, et citais pour cela la traduction de Spriel :
"Mais quand on y songe c'est stupéfiant comme l'esprit humain peut s'épanouir à l'ombre de l'abattoir!"
M'étant procuré depuis la traduction de Jacques Darras, j'ai pu constater une fois de plus un certain écart inéluctable. En effet, voici ce qu'écrit Darras:
"N'est-ce pas stupéfiant de voir avec quelle facilité le courage humain semble fleurir à l'ombre de l'abattoir?"
On remarquera tout d'abord que le "when you come to think of it" est passé à la trappe, ou plutôt a été condensé dans l'habile formulation interro-négative, laquelle fait ainsi l'économie de l'apposition, somme toute rhétorique. En revanche, traduire "human spirit" par "courage humain" dénote une interprétation assez poussée, que seul le contexte peut, éventuellement, justifier. Mais la suite du texte prouve à quel point le sens peut continuer de "s'ébattre" au fil des traductions. Car là où Spriel traduit:
"How – to say nothing of all the poetry – not far enough below the stockyards to escape altogether the reek of the porterhouse of tomorrow, people can be living in cellars the life of the old alchemists of Prague"
par:
"Comment – pour ne point parler de toute la poésie – pas assez loin des parcs à bestiaux pour échapper tout à fait au relent de la gargote de demain, des gens peuvent vivre dans des caves la vie des vieux alchimistes de Prague!"
Darras, lui, opte pour:
"Ou comme, toute poésie mise à part, peuvent baigner certains êtres à longueur de journée dans des odeurs de boucherie puant par avance la taverne du lendemain et n'en vivre pas moins, au fond de leurs caves, la vie de vieux alchimistes praguois!"
On devine où se situe la divergence: là où Spriel dissocie littéralement deux lieux, l'abattoir et la gargote, et semble laisser entendre qu'on a beau s'éloigner des abattoirs, ça sentira toujours le vieux remugle de taverne, Darras explicite l'image afin de ne laisser aucun doute: ce sont les abattoirs qui empestent la gargote. Où est Lowry? Dans un entre-deux difficilement décidable…
A première lecture du texte anglais, on a l'impression qu'il veut dire ceci: on ne saurait s'éloigner assez des abattoirs car toujours persistera une odeur épouvantable, celle des "tavernes du lendemain". Par là, que veut-il dire? Sans doute, très simplement: une puanteur digne des lendemains de taverne. En français, on sent bien que "taverne du lendemain" ou même "gargote de demain" est bizarre (surtout si l'odeur pue "par avance" ladite taverne…) Mais dans les deux traductions l'ordre est conservé, coûte que coûte, quand bien même s'il ne s'agit pas de tavernes du futur, on s'en doute. Darras et Spriel préfèrent, une fois n'est pas coutume, s'accorder sur la "leçon" du syntagme. En revanche, pour Darras, le mot "boucherie" va unifier deux réalités (abattoir + parc à bestiaux – pourtant différentes, puisque Lowry ne dit pas "shambles" ni "slaugherhouse"), et cette entité nouvelle sera qui plus est confondue avec l'odeur âcre de la taverne. Un choix musclé tel un bœuf abattu par le merlin et s'effondrant dans des flaques de bière où baignent des tripes.
Là encore, on est confronté à deux choix. L'un, assez littéral, qui adhère au texte (l'épouse?) et préfère ne pas trancher, par suspension du jugement ou amour de l'original (prudence astigmatique) ; l'autre qui développe légèrement, fort de ses certitudes, et refuse le flottement sémantique qu'autorise la syntaxe de Lowry dans sa grande et subtile intelligence (myopie corrigée par verre progressif). Une question de distance, de vision, donc, par rapport au texte.
Ce qu'il importe de savoir au lecteur français, c'est qu'ayant le choix entre ces deux traductions, il pourrait théoriquement avoir le choix entre mille autre traductions (bon, d'accord: trois ou cinq). Mais la gloire française de Lowry s'est bâtie (entre autres) sur la version de Spriel, et continuera n'en doutons pas de croître avec celle de Darras. Nous vivons nos lectures dans la contingence, non dans le possible. Même si, au final, ce sont tous les possibles du texte de Lowry qui, espérons-le, transparaissent (percent? remuent?) dans ces versos aux musiques ô combien divergentes (strabisme obligé de la traduction comparée).
Qu'on se rassure néanmoins: le Volcan de Lowry sera dans le domaine public français en… 2027. Sois patient, ô vieux alchimiste praguois…

4 commentaires:

  1. "Un choix musclé tel un boeuf abattu...", hum, ça y est, voilà le retour en scène de la chère cravache flaubertienne !

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  2. Note: Mon ami (et américaniste) Marc Chénetier me signale en outre que "porterhouse" ne désigne sans doute pas ici une taverne, mais plutôt une pièce de bœuf (aloyau + os).

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    1. Hum... pièce de boeuf, aloyau + os... c'est bien ce que je pensais, la cravache n'est pas très loin !

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  3. Bon sang de bois ! on n'peut faire confiance a personne !!

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