"Comme un heurt indescriptible d'avortements": c'est ainsi qu'Artaud parlait de sa douleur dans L'ombilic des limbes. Une douleur qui empêche d'écrire mais dont l'écriture doit rendre compte, coûte que coûte. Le plus souvent, les mots trouvent l'écrivain, mais il arrive parfois qu'il lui faille les chercher, comme si un trou se déplaçait dans la langue. C'est cette expérience dont Cendrey se fait le témoin bouleversé (et l'acteur résistant) dans Schproum, qui embarque le lecteur dans un récit-naufrage d'une haute intensité. Cendrey écrit un roman, et nous lisons ce roman, presque dans le déroulement de son écriture, qu'on aime pour ce qu'elle est (hait?): des phrases à la fois baroques et écorchées, dont les articulations grincent, où le corps perce et trébuche à tout moment comme dans un vaudeville gangrené de l'esprit, l'humour allant et venant entre texte et lecteur ainsi qu'un poing rageur. Mais cette fois-ci, la sainte machine grippe. Le récit se voit troué à intervalles irréguliers par des notations en italique qui disent un autre trébuchement:
/calebasse d'os comme la maraca (s) que mon corps de reste / coque et cou l'instrument de mon mal sur ce corps d'un coup comme lépreux / pleine de graines si calebasse comme de graviers si maraca (s) et ce corps insensé qui le secoue si sec pour annoncer sa lèpre /
Et voilà que page 62 le roman s'interrompt dans l'affre, le bégaiement. Cendrey entre alors en quête, il enquête et narre son anti-croisade pour échapper à l'envahissante Douleur. Déménagements, déplacements, malaises, pudeurs, angoisses, valses et hésitations du corps écrivant cherchant à retrouver l'aplomb d'où lâcher le fil qui permet le courant, le vrai. Le livre a avorté –
(dans la molle argile utérine qu'est ma matière grise il n'y a plus de lui que des fragments fossiles et l'empreinte des douces inquiétudes qu'il me causait)
– mais un autre livre voit le jour, tout entier penché sur cette "véritable déperdition". Le terme d'auto-fiction pourrait être ici prononcé, mais Cendrey est toujours un peu plus à l'ouest d'où on voudrait le croire – et d'ailleurs, ce qu'on désigne chez certains comme par le terme d'autofiction n'est bien souvent que de la "photo-fiction": du traitement de clichés. Ici, il faudrait plutôt parler de sotto-fiction: écriture des soubassements, travail de sape, coups de sonde dans la mine. Cendrey, en chevalier terrassé, sait que les moulins ne sont pas des chimères, et sa langue sera là – quand le mal aura été vaincu – pour fendre l'ennemi.
Le lecteur saura à la fin de Schproum quel mal a ainsi pourri littéralement (et littérairement) la vie de l'écrivain – il saura le sens du mot "électrosensible" et quel mortel texto gicle du portable aux cerveaux des hommes – mais on ne saurait réduire le récit de Cendrey à un dévoilement et une dénonciation. Car ledit récit est avant tout l'apprentissage d'un dire autre, celui qui traque dans le potage du réel les mouvements contrariés de la conscience et du corps. Cendrey ausculte, innerve, dénerve, pince, arrache – et traite la matière rouge et fiévreuse de son être comme un habitat dont il lui faut réapprendre à ouvrir les volets mutiques. Il y parvient, en "faux bourdon profiteur", qui refuse de "quitter inopinément" la langue. Un "schproum", selon Le Petit Robert, est un "bruit de violentes protestations". Mais selon saint Cendrey, un "schproum" est un secousse salvatrice, une onde venue contrer d'autres ondes: un livre qui refuse de se coucher.
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Jean-Yves Cendrey, Schproum, roman avorté et récit de mon mal, Actes Sud, 19,80€
En vérité, ça fait un bon moment déjà que j'essaie de comprendre pourquoi j'aime presque toujours tes propres écrits (critique comme fiction), très souvent ce que tu traduis et bien plus rarement les œuvres d'auteurs francophones que tu apprécie...Mais faut pas croire, j'y travaille (l'une des pistes étant qu'en bon borgésien attardé peut-être, mais assumé, je ne crois pas du tout à la "table rase" et pas beaucoup au "tout neuf"...)
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