lundi 28 janvier 2013

Le cul troué de Mort à crédit

Quand paraît, en 1936, Mort à Crédit, le lecteur a plus d'une raison d'être secoué. La première, évidente, est l'avancée par rapport au Voyage au bout de la nuit : l'auteur a remonté le temps, remonté les ressorts, et toute la sainte machine tremble et crache de partout, les points ne sont pas seulement de suspension, mais d'explosion, l'argot fulmine dans un perpétuel décalage, follement inventif sous ses aspects populo. L'autre raison d'être secoué est plus structurelle: au fil de la lecture, on tombe sur des trous, parfois un ou deux mots, parfois plusieurs lignes, des passages entiers, des tranchées vives dans le champ de guerre qu'est le texte. La phrase s'interrompt, en apnée syntaxique, puis redémarre après un espace muet, secouée parfois par d'autres cahots, hoquets. Censure? En fait, c'est l'éditeur de Céline, Robert Denoël, qui, anticipant les foudres de la censure, a préféré supprimer certains passages, et c'est l'auteur qui a tenu à ce que ce "caviardage" soit, en creux, visible. Denoël l'explique clairement dans un entretien de l'époque:
"Emporté par une impétuosité presque folle, ne se rendant pas compte des limites que la décence rend nécessaires, Céline a tout dit, tout. Le devoir de l'éditeur était de le mettre en garde contre ces excès. Nous lui avons demandé quelques suppressions."
Les passages supprimés sont, bien souvent, à forte connotation sexuelle, c'est le moins qu'on puisse dire. La première coupe survient à la page 29 de l'édition originale. "Un soir au mur y a eu scandale, un Sidi monté" – et hop, quelques lignes blanches (ou plutôt brun clair, la papier d'avant-guerre a mal supporté l'épreuve du temps…). La coupe, la voici: 
"comme un âne englandait un petit pâtissier, pour le plaisir, tout près de la guérite du gardien. Lui le bourrin qu'avait l'habitude du jeton, il a d'abord tout écouté, les murmures, les plaintes, et puis alors tous les hurlements… Le môme il se convulsait, ils étaient quatre à le maintenir… N'empêche qu'il s'est jeté quand même dans la turne du dabe, pour qu'on le protège des dégoûtants. L'autre alors a refermé la lourde."
Le lecteur de 1936 connaissait-il le sens du verbe "englander" (sodomiser), ou les sens ici des mots "bourrin" (personne portée sur les rapports sexuels), et "jeton" (piquer un jeton: faire le voyeur) ? Ce qui est sûr, c'est que même miné par l'argot, le texte reste clair, violent.
La coupe suivante (si l'on excepte le mot "craque", page 169, qui saute discrètement) a lieu page 201:
"Robert, il se relevait exprès
                                              Le lendemain, il me racontait tout, tellement il tenait plus en l'air… Il avait les yeux qui refermaient tellement
Le Petit Robert, son tapin c'était surtout les filigranes…"
Un petit coup d'œil à l'édition rabibochée? Hop, c'est parti, on s'accroche:
"Robert, il se relevait exprès. Il les avait regardés souvent, pendant qu'ils baisaient les Gorloge. Le lendemain, il me racontait tout, tellement il tenait plus en l'air… Il avait les yeux qui refermaient tellement qu'il s'était astiqué…"
Ensuite, arrivé par 215, et jusqu'à 218, les trouées s'intensifient, si on peut dire, le texte balafré de cicatrices à fois visibles et invisibles, plus fluide en quelques sorte, comme si des fentes avaient été pratiquées dans le rideau de la page mais pour contrarier la vision et non l'inverse. Une fois de plus, c'est la situation, plus que le langage, qui "justifie" (aux yeux de Robert Denoël) les coupes franches. En effet, une fois de plus, il est question de voyeurisme: 
"Nous deux, Robert et moi, c'était le moment qu'on grimpe sur le fourneau de la cuistance pour assister au spectacle… C'était bien choisi comme perchoir… On plongeait en plein sur le page…"
S'ensuit une scène passablement coïtale, pleine de bruit et de fureur, un bel assaut bien bestial, avec pauses, reprises, coups de bélier et belles giclées – et l'on a alors l'impression que c'était de lui et de son éditeur dont nous parlait Céline – "Robert et moi". On en viendrait presque à commettre une petite erreur et à lire "On plongeait en plein sur la page", et non "sur le page". 
Ce qui est intéressant, et intriguant, dans ces coupes, c'est qu'à chaque fois, en tout cas dans les exemples cités, les premiers sur un petit tiers du roman, il s'agit d'une scène vue, d'une scène où le lecteur lui même est surpris, pour ainsi dire, en train de "piquer un jeton", de mater, de reluquer, plus ou moins hissé sur quelque chose, planqué mais pas trop… La censure (préventive) agit sur des passages non seulement crus, mais qui surtout mettent le lecteur dans la délicate position du témoin complice, de l'excité passif.  Ici, ce qu'on cache, donc, c'est l'éventuelle jouissance du lecteur de 1936 face à des scènes qu'il est supposé réprouver. Moins le cul que le regard sur le cul. Des scènes primitives, bestiales, qui questionnent la morale du regardant autant que celle des regardés. Le vice qu'est la lecture ne pouvait raisonnablement pas rester impuni.
Certes, ce voyeurisme n'est pas le cas contextuel de tous les passages sucrés (parce que salés), mais enfin, la proportion est importante, et révélatrice, suffisamment en tout cas pour qu'un éditeur ait jugé bon de "borgnoler" certaines scènes. Face au vide laissé, au vide visible, le lecteur est comme en suspens, on lui vole quelques secondes la vue, mais dans la découpe pratiquée il sait que s'agite la suite, que ça continue, pulse, défonce, il pourrait presque même deviner, à force de froncer les mirettes, Antoine requinquer sa bourgeoise "à bout de bite avec trois grandes baffes dans le buffet…" Et sans doute le lecteur lira-t-il désormais les passages supprimés comme s'il les "surprenait", s'efforçait de les deviner. Comme si quelqu'un – un sur-moi – avait tenu à le garder d'un regard délictueux, d'une trop grande complaisance face à l'obscène. Obscène, qui, du coup, voit son centre de gravité décalée, flouté, mobile: "Langage! Langage! Parler? Parler? Parler quoi?…"
On sait combien le thème du "voyeur" est important chez Céline (tout comme il l'était chez Proust) et on songe alors à ce passage de Guignol's Band où l'on pourrait lire comme un pacte proposé par l'auteur au lecteur:
«C’est pas à cause de ton corps... ni de ton visage avec ton nez... C’est ton imagination qui me retient à toi... Je suis voyeur! Tu me raconteras des saloperies... Moi je te ferai part d’une belle légende... Si tu veux on signera ensemble?... fifty-fifty? tu y gagneras!...»
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Photo: Peeping Tom  – © Chris Nitz Photography - 2012



3 commentaires:

  1. J'avais mis la main, autrefois, chez un bouquiniste, sur un exemplaire publié au Livre de Poche mêmement caviardé ; et il faut bien avouer que ça faisait curieux, que ça ajoutait au texte, par le blanc trouant la page, quelque chose de fatalement historique.

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  2. Haa oui, et à propos d'audio - ni la Comédie française ni l'autre tocard de mes deux-chaînes ne peuvent faire entendre tout ce qui est silencié dans céline. Claude Simon s'il avait tout lu peut-être.

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  3. erf, pardon, michel, claude, je me suis emmêlée dans les nouveaux déliz et romans.

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