De quoi sont composés les rêves? On pourrait avancer la réponse suivante: de sucres (~55,2 %), d'huile végétale (huile de palme ~17,3 %), de noisettes (13 %), de cacao maigre en poudre (7,4 %), de lait écrémé en poudre (6,6%), de lactosérum (petit lait ~0,8 %), d'émulsifiant : lécithine de soja (~0,3 à 0,7 %), et d'arôme. Il semblerait donc que l'onirisme soit à base de Nutella, une aberration moins littérale qu'il n'y paraît, comme on pourra s'en rendre compte à la lecture de Nocilla Dream ("rêve Nutella"), roman signé Agustín Fernández Mallo, et première louchée d'une trilogie espagnole dont on espère lire bientôt les deux autres volets.
Mallo appartient à ce qu'on appelle la génération Nutella. Dis comme ça, ça fait un peu potache. Rattachons plutôt Mallo à ses pairs – Rodrigo Fresán, Juan Fransisco Ferré, Santiago Gamboa, Eloy Fernandez Porta, Robert Juan-Cantavella, Jorge Carrión et Javier Calvo, pour n'en citer que quelques-uns. On parle aussi de mouvement after-pop. Hop. Certains sont traduits, d'autres non. Mais le point qu'on puisse dire c'est que le roman expérimental espagnol se porte bien. Je dis expérimental, parce que sont là des livres chimiquement instables, qui s'intéressent davantage aux explosions qu'aux solutions, même s'ils sont tous particuliers. Mais bon, si vous avez un tant soit peu lu Fresán – par exemple, Mantra –, vous m'aurez compris. Et sinon, eh bien lisez Mantra ou Nocilla Dream, et vous comprendrez vite. Vite, parce que sont des livres qui travaillent les vitesses, les intensités, les raccourcis et les rallongis [sic]. Décomplexés face au narratif, amis de l'informatif détourné, avec, pour Mallo, ce petit côté Short Cuts ou Magnolia qui est une des ripostes possibles de la littérature face au chaos normalisé. Mais qui dit Nutella ne dit pas gloubi boulga. On s'en convaincra aisément et joyeusement en lisant Nocilla Dream, qui vient de paraître aux éditions Allia, traduit par Gabrielle Lécrivain – la première édition en espagnol date de 2006.
Le livre est composé de 113 chapitres, mais il n'est pas sûr que ce soient des chapitres. Peut-être sont-ils à l'image de ces chaussures suspendues à cet arbre en bordure de la route US50, dans le Nevada, arbre qui est comme l'anti-Yggdrasil du roman, et autour duquel tournent nombre de récits, des récits qui parfois se croisent, parfois s'évitent. Mais le roman ne procède pas uniquement par concaténation de micro-récits. Tantôt l'auteur s'adresse au lecteur, tantôt il dispense de pures informations, allant jusqu'à se contenter de citer un auteur, une source. On touche alors à une esthétique du collage. Thomas Bernhard s'arroge ainsi un chapitre entier. Il y a aussi des données chiffrées ("constantes physiques d'intérêt, p.88), un poème au contenu invisible, une géographie des utopies, un détecteur de neutrinos, une prostituée au grand cœur, Pat Garrett et Billy le Kid, un Mexicain asphyxié par des haricots, etc.
En fait, plutôt que de parler de Nutella, il faudrait parler de Meccano. Et l'on serait tenté, à première lecture, de trouver l'entreprise littéraire de Molla "mécanique", ce qui nous conduirait à dire d'elle qu'elle ressort du procédé. Mais le procédé n'est-il pas plutôt du côté de tous ces romans pavillonnaires (ou faussement nomades) qui nous parlent d'un écrivain en panne d'inspiration qui rencontre une jolie jeune fille ou d'un trentenaire ayant du mal à faire le point sur sa vie et sur l'Europe? Molla dispose ses segments avec une rare intelligence, ce qui leur confère un champ vibratoire certain. Des échos, des reflets, des correspondances naissent au fil de la lecture. Le livre se construit par le milieu, au lieu de pousser comme un gentil poireau narratif. Il raconte, en quelque sorte, sa complexe prolifération, et finit au bout du compte par rendre compte du réel sans cesse diffracté en induisant des liens tour à tour symboliques, érotiques, scientifiques, etc. Il s'interroge, non sans malice, sur les principes d'autonomie (des sociétés, comme par exemple avec les micronations, mais aussi des modules narratifs eux-mêmes). Comment fonctionne un livre? Produit-il son propre carburant? Son impulsion vient-elle de l'extérieur?
Nocilla Dream est moins un roman expérimental qu'un roman appelant une lecture expérimentale, c'est-à-dire instable, sans cesse mobile, et gaie, et légère, mais aussi tendue, tenace. Il s'empare du réel comme d'une fiction et lui ajoute des plis. Est-il chaotique? Juste malin? Teinté de désespoir? Trublionesque? Potache? Vibratile ? Musical? Un peu de tout ça, sûrement. Au lecteur d'établir un pont entre, par exemple, ces quelques segments:
"Tout le monde sait qu'écrire, c'est être mort. Seule la mort passe la vie au crible et permet, à cette distance, de la réécrire. C'est pourquoi l'auteur ne fait que raconter le monde des vivants depuis le monde des morts."
et
"Il prend la guitare, cloue à nouveau son regard au fil de l'horizon et, pour s'amuser, commence à jouer les accords de K 2000."
et
"Il prétend recueillir tous les sons qui, dans cet appartement totalement isolé de l'extérieur, ne parviennent jamais à se faire entendre: le vol d'un oiseau au ras de la fenêtre, le passage d'un hélicoptère, le sifflement d'un laveur de carreaux ou du vent, de même que les bruits imperceptibles des canalisations, les vibrations de la structure, l'oscillation des antennes, les chasses d'eau des 100 appartements alentour, le zonzonnement parasite qu'émettent les câbles électriques, la giration des roues des voitures dans le parking souterrain, le ring des caisses enregistreuses des boutiques des étages du bas, etc."
L'avantage de la superposition – qui en physique est un principe se définissant ainsi: "si un nombre donné d'influences indépendantes agissent sur un système, l'influence qui en résulte est la somme des influences individuelles agissant séparément" (p. 143) – l'avantage de la superposition, donc, c'est qu'elle procède par plans, donc par pensées de formes, et non simplement par lignes, points et raccords. Dans Nocilla Dream, on ne vas donc pas d'un point à un autre, ce qui somme toute est une bonne nouvelle. On ne risque pas de rencontrer d'écrivains en mal d'inspiration, inventés par des écrivains dénués d'inspiration.
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Agustín Fernández Mallo, Nocilla Dream, traduit de l'espagnol par Gabrielle Lécrivain, éditions Allia, 9€20
Merci pour ce compte-rendu enthousiaste d'un roman que l'on inscrit en Espagne dans le mouvement Nocilla, Afterpop mais aussi "mutant", car il est le signe de la métamorphose de l'écriture littéraire au contact du monde actuel. Mais attention c'est Mallo et pas Molla!
RépondreSupprimerC'est une manie ces histoires de plis et déplis.
RépondreSupprimerUne excellente manie, toujours Pli selon pli !
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