En refermant Voyage au pays des Ze-Ka, on avait laissé l’admirable et lucide
Margolin en chemin vers l’Altaï, après cinq années passées dans les camps
sibériens. Tel Ulysse désireux de rallier Ithaque, Julius va découvrir que la
route qui mène au foyer est longue et tortueuse – une découverte d’ailleurs
sans surprise, car l’auteur sait déjà à quel point tout déplacement en Russie
et en Europe est un chemin de croix, de fer et de glace, jonché d’embûches
administratives et d’impossibilités pratiques.
Le Livre du retour est
composé d’un ensemble de textes distincts qui pourtant se font écho, et qui
nous permettent de suivre, station après station, le périple odysséen d’un
rescapé des camps. De Slavgorod à Haïfa, de l’enfer blanc aux rives solaires,
il y a plus qu’un espace à parcourir : il y a un temps à traverser. Car
Margolin va repasser par cette Pologne où il eut l’imprudence de retourner en
1939, plutôt que de rester à Tel Aviv, et en repassant par elle il va repasser
par son passé, ses spectres, ses ruines.
Une fois de plus, ce qui frappe
dans ce récit segmenté, c’est le style Margolin. Un style qui cherche en chaque
chose la flamme, l’angle, la leçon, et tend entre les événements, les détails, et
les humeurs des ponts sensitifs, et ce malgré un long compagnonnage avec
l’inhumaine condition. Dans un texte intitulé « Non Omnis Moriar »,
Margolin donne la mesure du travail de mémoire auquel se livre le survivant afin
de recouvrer un semblant de cohérence : sans cesse il achoppe sur un vers
d’Horace dont la suite lui échappe. L’Ode se dérobe, incandescente dans son
incomplétude. Car non seulement les conditions dans lesquelles il a vécu ont
troué sa cohérence, mais elles l’ont comme dépouillé de son écorce première, d’un
savoir que le froid et la violence sibérienne ont craquelé jour après jour,
nuit après nuit. Il se jure donc de remettre la main sur ces vers qui le fuient.
Et c’est à Tel Aviv que l’Ode d’Horace redéploiera ses ailes
miséricordieuses : Non, je ne
mourrais pas tout entier, une partie de moi-même échappera au trépas…
Mais certaines béances ne peuvent
être comblées, et quand Margolin revient à Lodz, il manque une âme immense, il
manque une synagogue et deux cent cinquante mille juifs : « La vie
inachevée des habitants de Lodz criait en moi », écrit Margolin, qui
explique en quoi sa ville n’est pas un cimetière mais quelque chose de pire
encore, car :
« le cimetière, on y vient pour se rappeler le chemin de
toute chair parvenue à sa fin naturelle. Mais mon peuple n’était pas mort – il
avait disparu en plein jour, tout comme moi-même j’avais disparu de la vie en
un instant, au moment où l’on m’avait jeté dans une geôle pour condamnés
soviétiques ».
Margolin va donc quitter Lodz,
non sans y avoir ravivé des souvenirs, dont il peint la vivace résistance à
l’oubli en faisant appel à tous les sens, tous les sons, toutes les couleurs, relisant
les journaux d’avant-guerre, soufflant sur la braise de tel ou tel souvenir,
sacrifiant pour ainsi dire son souffle fragile au décor afin que s’y dressent
et s’y animent les ombres d’hier. Ce que le nazisme et le système soviétique
concentrationnaire ont détruit, Margolin veut croire qu’il survit, même dans la
patience des limbes.
Impossible de citer tous les
moments poignants par lesquels passe Margolin, ils sont indissociables de son
trajet et de son écriture, de sa vision et de sa réflexion. Mesuré, prudent,
résigné mais non vaincu, il n’écrit jamais sous le coup de l’émotion, préférant
laisser l’émotion remonter lentement d’entre les situations, hors tout jugement
hâtif, dans ce crépuscule du ressentir qui se méfie des nuances trop vives et
refuse sciemment à la rage, sourde ou vive, le chemin de la vindicte. Un jour,
après qu’il a passé en train le Don et le Dniepr, Margolin croise des
prisonniers allemands qui travaillent sur les voies et quémandent du
pain :
« Tout en pensant à la fosse
commune près de Pinsk où reposait ma mère suppliciée, je leur donnai du pain
avec une sorte de terreur mêlée de dégoût… »
Le lecteur découvrira les
obstacles qui retardent le retour de Margolin en Israël, les chicanes
administratives que l’auteur brave avec philosophie, ayant vécu le pire et bien
désireux de jouir de la vie, que ce soit à Marseille où tout l’émerveille ou
sur le bateau qui l’emmène enfin cers ce qu’il appelle « son »
Occident. Mais le lecteur découvrira également l’ancien voyage de Margolin depuis
la Pologne jusqu’en Israël avant la
guerre, en train puis en bateau, via Varsovie, la Moldavie, Bucarest, la
Transylvanie – et voilà qu’apparaissent les dômes d’Istanbul, que se profile la
Grèce une fois la mer de Marmara entreprise, voilà que surgissent les premiers
palmiers, et un beau jour, à l’aube, renaît le Carmel, le mont du prophète
Elie. C’était avant que tout soit sali, fracturé, redessiné.
Le dernier tiers du livre
rassemble neuf textes sur l’enfance, d’une intelligence et d’une sensibilité
confondantes, et l’on peut y lire un des plus beaux portraits de père haï de la
littérature. Un « malheureux despote » rongé par l’épargne, désaxé
par des rages soudaines, usé par une inaptitude à tout. Un père qu’on déteste, et
dont on déteste encore plus que tout le pouvoir de détestation. Un être en
fuite de lui-même, noyé dans le conflit avec l’autre, n’aimant ni son travail
de médecin ni les patients qu’il soigne, comme si la guérison même était
détestable, lui étant refusé en son âme. A ce portrait fait pendant celui de la
mère, non moins lucide et nuancé.
Dans Le Livre du retour, Margolin impressionne une fois de plus par cette
puissante sagesse qui l’empêche de sombrer dans la haine ou l’engourdissement. S’il
accepte de revivre par écrit ses expériences passées, c’est uniquement parce
qu’il sait le passé à jamais effiloché tant qu’il ne l’a pas revécu en homme
libre. Confiné des années dans le champ de la destruction, il sait l’éclat de
la création. Il sait la liberté latente dans toute création. Cette liberté,
qu’il redécouvre avec des poumons de nouveau-né malgré les rides du temps, elle
est son bien le plus précieux, et il la cherche et la trouve à chaque page du
grand registre des détails humains, l’ayant gardé en lui tel ce quignon de pain
qu’il évoque à un moment, quignon qu’on lui vola et qu’il récupéra parce qu’à
sa faim s’ajoutait un devoir de dignité. Et c’est ce devoir de dignité qui nous
rend Julius Margolin et ses écrits non seulement admirables mais également indispensables.
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Julius Margolin, Le Livre du retour, édition,
présentation et traduction du russe par Luba Jurgenson, Le bruit du temps, 25 €
Et vous avez migré du matin au soir pour contempler le crépuscule des jours?
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