jeudi 29 novembre 2012

Si ? Non? Sinon Bessette


On ne s’habitue pas à Bessette. On ne l’apprivoise pas. Elle est dévoration, esquive, feu follet, ni Duras ni Stein, mais seule comme Artaud, mais autre, otage d’une langue qui réinvente la liberté en shuntant, au sens électrique, le courant syntaxique imposé par la frivole aventure romanesque. Chacun de ses livres met à mal l’histoire littéraire, anticipant des ruptures qu’on croyait acquises, innovant en marge et à la barbe des bateleurs et bricoleurs à peine naissants. Elle est, dès les années cinquante, la folle dans le grenier narratif, la souris dans le moulin à parlotte, celle qui pense en actes les noces un peu chiennes du récit et du poétique. Peu lue, peu commentée, à peine soutenue, elle fait de sa singularité un avant-poste à occuper par ceux qui viendront, qu’ils l’aient ou non découverte, et là n’est pas la moindre ironie de sa fortune contrariée.
Non que Bessette ait fait le deuil définitif des galons narratifs et cherche à s’avancer en haillons, hors tout uniforme, toute convention. Elle attache une extrême importance à confectionner des héroïnes, quand bien leur étoffe a déjà les reflets du linceul. Femmes en procédure d’isolement, tentées déçues par la copule, le conjugal, femmes au travail, ni fille ni mère ni épouse, ou les trois mais si peu, si mal, femmes prise dans les concupiscences des hommes, et sans cesse éblouies par l’idée de la sortie, de la fuite. Des héroïnes, donc, à jamais teintées de folie nervalienne et de fatalisme flaubertien, dont le cœur ne consent à battre qu’au prix d’un dérèglement de la grammaire – la grammaire : la grande affaire de Bessette, son paradis et son charnier.
Puisqu’en elle tout est décalée, froissée, et que coïncider avec le monde n’est plus de mise, il faut que la langue suive, et à son tour décale, froisse, non par un dépliement insensé, comme l’a fait Proust, non par un feuilletage savant, comme s’y ingénia Joyce, mais par une musique autre, plus proche véritablement de ce que devient, de ce qu’est devenue la nouvelle communication, celle qui feint de relier les êtres par des conversations téléphoniques où se réinvente l’interruption du message, des télégrammes rétifs à la conjugaison, des slogans avares de verbes, des petites annonces renonçant aux articles et pronoms. Toutes choses déjà pressenties et expérimentées par Apollinaire, Breton et consorts, mais dans la sphère du poétique, hors le champ méprisé du roman. Bessette la folle en reprend la leçon, sa raison, dans Si, insensée variation autour du désistement de soi :
Dire que la langue de Bessette est d’essence électrique n’est pas verser dans la métaphore, figure de style que par ailleurs elle évite comme l’eau de rose ou le bon mot. Electrique est ici à prendre au sens d’alternatif. La phrase est une cadence réduite bien souvent à ses pôles, à une danse entre négatif et positif – courts-circuits bienvenus, of course. On se croit encore dans le théâtre, le vaudeville, avec ses portes claquées et ses apartés audibles de tous, on est déjà dans le cinématographique, la succession des photogrammes, le dialogue noir et blanc. Le verbe, Bessette le by-pass, littéralement – mais pas systématiquement –, non parce qu’il serait le toton bourgeois par excellence, que n’importe quelle ficelle habilement tirée fait tourner en guise de turbine, mais parce qu’elle préfère l’injecter ailleurs, sous une autre forme, à une autre intensité, en concorde mystérieuse avec un souffle qu’elle sait moduler, qui est le souffle Bessette, à la fois élan et affre, suffocation et variation.
En revanche, quand Bessette veut parler le verbe, le faire parler, elle n’y va pas par quatre chemins, elle décline, étiquette, liste, et ce afin d’extraire au plus vite le verbe écharde qui est, dans Si, la trappe par où peut-être passer, le sujet objectivé du livre :
Naître. Vivre. Mourir.
Quel assemblage. Langage des verbes.
Vivre. Dormir. Mourir.
C’est déjà mieux.
Vivre s’éveiller manger aimer dormir mourir.
La liste s’allonge des conjugaisons vitales.
Se lever travailler se coucher.
Pour dormir.
Pour vivre.
Pour mourir.
C’est monotone. Ça manque de diversion.
Venir partir retourner paraître disparaître être exister s’anéantir s’évanouir.
Liste noire. Au panier. A la corbeille. Effacer. Gommer.
C’est déjà plus accessible.
L’exercice de conjugaison est terminé.
Mais pourquoi avait-il commencé ?
Sans pourquoi.

Tout. Tous les verbes.
Mais pas : mourir.

Nous voilà de plain-pied dans ce Si, qui est à la fois condition, chiffre amputé (un six réduit à un son, bientôt motif comptable), instrument servant à l’amputation (scie appliquée aux mots, aux êtres), simple syllabe suspendue, arrachée au cœur du nom de l’héroïne : Désira.  Prénom étrange, mais guère plus obscur dans sa tenue et sa vérité que l’Emma de Flaubert, prénom piégé par le passé du verbe qu’il incarne, récit à lui tout seul qu’un a féminise in extremis. Que veut Désira ? Certainement pas revenir à la vie pour parler aux épiciers, ces nouveaux Homais. Juste s’en aller « hors et loin de l’imbroglio infâme du réel ». Commettre le « crime parfait » : se suicider – et non-vivre enfin parmi les « squelettes au rire solide ».
La question du suicide, posée par l’héroïne à elle-même, est la matrice malmenée de Si. Désira veut mener à bien cette « conversation sur le point final », preuve s’il en était besoin que le meurtre qu’elle envisage a autant à avoir avec la chair qu’avec le verbe. Lasse d’être réduite à l’attribut d’un sexe qui serait substance et identité, rétive aux compagnies les mieux attentionnées, prise dans l’étau des « joies froides » et des « joies chaudes », Désira va de colère en colère, comme autant de cases sur un jeu de l’oie qui finira cou coupé, se laisse courtiser par toute une théorie de « Marchands », résistant succombant, prêt à quelques derniers tours sur un manège de moins en moins forain, de plus en plus détraqué, cruel.
Elle essaie des remèdes – l’autre, la littérature de poche, le ciné… –, mais tout conspire à l’infantiliser, à l’objectiver, à la reconduire dans la petite boutique de la vie. « Dois-je me suicider ? » se demande-t-elle. Nous demande-t-elle ? Oscillant entre entêtement à dire et aspiration à ne plus être, sentant se rapprocher « l’heure du gardénal et du champagne », Désira, héroïne irascible et rebelle, jugée femelle et supposée putain (« Je ne suis qu’une femme. Ne que. »), entame une longue et curieuse excursion aux confins de la pulsion de mort. Mais peut-on mourir entre les pages d’un livre ? C’est finalement à cette question qu’Hélène Bessette s’efforce de répondre, et pour ce faire elle finit par déclencher des tourbillons, brouiller des pistes et concevoir des plans d’évasion qui sont les ressorts mêmes de la langue, de sa langue.
Si : non plus l’énoncé d’une condition mais la force d’une affirmation. Non. Si. Si. Non. Il n’est pas dit qu’il faille choisir puisque « toutes les histoires sont à dormir debout ». Madame rêve.
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Postface à Si, d'Hélène Bessette, éd. Laureli

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