Ce serait commettre une grossière
erreur que de voir en Pacôme Thiellement un maître de l’herméneutique ou
quelque brigand jailli des sombres arcanes, chargé de rassembler les membres
épars (et pillés) d’Osiris. Son gai savoir se moque des stratégies occultes.
S’il décrypte, c’est pour animer l’hiéroglyphe, l’aider à démordre de la
poussière et faire de ses essors une danse nouvelle. Thiellement est un
chasseur de chimères, mais jamais il ne les tue ni ne les empaille.
On s’en convaincra à la lecture de
son vibrant essai sur Nerval, L'Homme-électrique, dans lequel, armé d’outils deleuziens, il déplie
le drame d’Aurélia et la scénographie
des Chimères afin de montrer combien
leur auteur – si mal aimé, si mal compris, à l’exception notable de Proust –,
plutôt que de se protéger du monde par un parapluie occulte, s’est lancé dans
une entreprise de désenvoûtement. Je dis bien « afin de montrer » et
non de « démontrer », car Thiellement, en grand émancipateur de
freaks, est essentiellement du côté de la monstration. Attentif aux pulsations
des textes, il laisse les confluences aller leur gré, passer leurs gués, et
s’il superpose parfois des calques qu’on pensait hétérogènes, c’est pour mieux
qu’un désir de palimpseste s’insinue dans le feuilleté de la pensée. Afin de
rendre Nerval (au) vivant, électrique, Thiellement nous montre comment Nerval a
su, au fil des désillusions, réorchestrer les discordances de ses amours déçues
afin de les organiser en galaxies. Pour cela, il convoque ses frères, la tribu
mobile de ceux qui, à sa semblance, ont rêvé d’être un jour comme Blanqui
sortant de prison et voyant défiler, dans le flux des foules, l’armée exacte de
ses complices. Impossible, donc, pour Thiellement, de ne pas convoquer Artaud,
non pour établir de pesants parallèles, mais pour « machiner » leurs
trajectoires, leurs stratégies. Son livre sur Nerval est donc aussi, et
peut-être surtout, un livre sur Artaud, dont il se révèle un lecteur plus
qu’épanoui. Il nous rappelle également à quel point le freudisme s’est très tôt
cherché un sain logis plutôt que de s’aventurer dans le vortex de l’hypnose, et
ce afin d’opposer la supercherie du transfert aux ondes et charges de la
sexualité. D’où l’importance du concept d’antérotisme
chez Nerval, dont Thiellement montre qu’il a pour ancêtres l’amour courtois (et
entretient un rapport complexe avec la gnose), et qui génère des concepts,
comme celui, impeccable, de « l’horloge à filles ». On croisera
également, au fil de ces pages électriques, Proust et les géniteurs du Grand
Jeu, Huysmans, Zappa, Breton et même les Beatles. Car pour Thiellement, au-delà
même de toute esthétique avant-pop, il s’agit d’établir une vaste cartographie
des désenvoûteurs. Comme si « l’inconsolé » n’était pas celui qui
s’abîme dans la tristesse mais celui qui refuse, moyennant risques et chutes,
les stratégies de consolation. En cela, Thiellement est profondément
post-spinoziste, et ce n’est pas la moindre de ses vertus.
C’est un livre, au final, sur
l’envoûtement de l’amour — c’est donc un ouvrage pratique. Une méthode, si l’on
veut, pour rentrer dans la lecture en ange déchu mais armé. Et pour faire du
lecteur, à son tour, un « homme électrique », susceptible de produire
des synthèses disjonctives et d’initier des devenirs (Deleuze n’est pas cité
pour rien dans l’ouvrage, et l’on peut avancer sans trop d’erreur que Thiellement
est un de ses plus brillants continuateurs, tant par le style que par
l’audace). Car de quoi s’agit-il, en vérité ? Quel est le projet tendu de
toute lecture, sinon de se faire un autre corps, inconsolé ? Thiellement sait ce que lire veut dire, et le
dit :
« […] le corps de l’Homme électrique est toujours à construire. Il ne sert à rien de tenter de le retrouver dans les récits forgés par notre conscience pour expliquer nos actions. Il faut agir, à la main et au marteau, jusqu’à ce que les anamnèses se produisent. » (p. 152)
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Pacôme Thiellement, L’Homme électrique – Nerval et la vie,
Musical Falsa, 2008
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