Commenter L’Auteur
et moi d’Eric Chevillard serait sans doute présomptueux, l’auteur
anticipant/déjouant lui-même toute future interprétation de son livre à la page
250, en se mettant à la place – gratinée – du lecteur et en dégageant de
possibles allégories. Pourtant, l’allégorie n’était pas gagnée à la page 20,
quand le narrateur, en guise d’une truite aux amandes, se vit servir un gratin
de chou-fleur. On se demande à quelle sauce Chevillard va dévorer l’appétit
narratif de son lecteur. Quel sera le plat suivant ? sera-t-il de
résistance, comme l’est la littérature d’Eric le Rouge ? Mais le narrateur
ne quitte pas la table des négociations impossibles. Truite versus chou-fleur.
Tel est le combat. En lui le monde s’incarne et ne se résout pas. La fluidité
et la délicatesse du poisson d’eau douce se heurte de toute éternité à la fange
grumeleuse du légume honni. Et le narrateur, qui n’est pas l’auteur, ainsi que
le rappelle sans cesse l’auteur qui n’est pas non plus Chevillard, ce serait
trop facile – le narrateur, donc, part de cette dialectique impossible pour
articuler un long et digressif discours qui, à force de distorsions, finit par
sécréter, telle l’araignée entée au cocon, un fil tirant sur le récit. Manière
de dire au lecteur : tiens, partons pour une fois du trivial (mort au
sublime !) et du caillou extrayons une montagne. Manière aussi de
dire : le roman est une fable qui dégénère. Car s’il y a un auteur dont
Chevillard pourrait se vanter d’avoir hérité l’acuité, c’est bien Jean de La
Fontaine. Mais un La Fontaine qui fabulerait trois cents pages sur les rapports
entre cigale et fourmi. Vous avez dit fourmi ? Ça tombe bien. Parce qu’à
un certain moment, foin des fils narratifs et de leur grosse bobine bouffie,
« l’auteur » lance son fidèle personnage sur les traces d’une fourmi,
laissant à cette dernière le soin de tracer, aléatoirement, le parcours nouveau
dans lequel s’engager. La fable devient farce, mais l’écriture, elle, ne cède
pas un pouce au récit, l’investissant dans ses moindres anfractuosités pour le
faire éclater ou gondoler.
Et tout le temps, dans le pli du grotesque et du
sincère, à la jointure de l’aveu et du déni (puisque auteur et narrateur sont
en joute, grâce à un jeu de notes en bas de page…), le muscle rageur et
jubilatoire de l’écriture, qu’à aucun moment le trivial n’abuse, et qui malgré l’ostentatoire
et quasi biblique vanité du propos, reste de chair, demeure souffle, broyant et
désarticulant les images rodées, les lieux communs, les causes et conséquences.
On trouvera à plusieurs reprises des remarques
désopilantes sur le phénomène de la lecture, du lecteur, de la lectrice, sur le
retentissement de l’œuvre. Eric Chevillard ne prend pas de gants, ou alors il les prend pour les retourner et les mordre comme des doigts autres. Il pousse le
désenchantement jusqu’à ses extrêmes et croustillantes limites, comme si
l’œuvre-truite agonisait au soleil tandis que le lecteur indélicat reprend goulument du
gratin au récit. Le livre, pourtant, n’est pas un civet d’amertume, pour rester
dans la métaphore culinaire. Il pulse à chaque ligne d’une énergie furibonde,
habité qu’il est par le désir d’être encore et toujours plus, de faire masse et
d’électrocuter tout ce qui se risque au contact.
C’est un livre pour écrivains, diront ceux qui ne
voient que cabrioles et esquives dans le désossement caractérisé et la tarentelle d’écorché. C’est un livre pour lecteurs, diront ceux qui, d’orang en
outan, de crabe en hérisson, suivent Chevillard dans son épique étreinte de la
langue et savent bien que sous couvert de fable insensée il n’écrit que des
romans de chevalerie à l’ombre gratifiante du divin Quichotte.