Mobile, de Michel Butor, est un livre exemplaire à plusieurs titres. D’abord, parce
qu’il marque un changement de cap radical dans l’œuvre de l’auteur, lequel
prend ses distances d’avec la forme romanesque après quelques titres ayant
rencontré un large public. Ensuite, parce qu’il se démarque franchement du
paysage littéraire français d’alors. Après Degrés
(1960), l’œuvre de Butor va entrer dans une phase prolixe, feuilletée, à la
fois poétique, picturale et réflexive, et témoigner d’un désir de transformer
la littérature en laboratoire. Un labo-atelier, un labo-cuisine, où les
ingrédients seront tour à tour (et simultanément) le rêve, la peinture, le voyage,
la ville, la poésie. Quand paraît, en 1962, Mobile,
les lecteurs de Butor sont, à leur tour, obligés de changer s’ils veulent le
suivre. Fini le tour de force littéraire (tout relatif) d’une
« modification » de la narration avec ce « vous » qui prend
un train. Fini l’association facile avec les tenants du Nouveau Roman
(conglomérat fantasmé par les journalistes). A l’instar de Claude Simon ou
Pinget, Butor tente « tout autre chose ». Et sans doute y
parvient-il, entamant un long périple rhizomique par un acte radical, dont
témoigne, à tous les niveaux, Mobile :
la disparition de l’auteur. Car Mobile se veut un livre qui s’écrit lui-même,
une cartographie réinventée des Etats-Unis, composé de parcelles non plus
géographiques mais linguistiques qui tiennent lieu d’étapes dans une relecture
d’un continent.
C’est à la page 29 de son Mobile que Butor, très simplement, offre
une première définition de l’entreprise :
« Dans le village de Shelburne, on a rebâti un certain nombre de maisons anciennes condamnées à la destruction dans le Vermont, constituant ainsi un singulier musée. La partie la plus étonnante en est peut-être la collection de courtepointes, ou ‘quilts’, en mosaïque d’étoffes. Ce ‘Mobile’ est composé un peu comme un ‘quilt’. »
La métaphore n’est pas innocente,
elle fait de l’auteur du livre un artisan plus qu’un créateur, et de sa matière
un ensemble hétérogène réordonné. Pour cela, Butor va utiliser différentes
sortes de « pièces » : les noms de lieux, les descriptions
d’oiseaux (qui sont en fait des description de gravures d’Audubon), les encarts
publicitaires, des notations climatiques, des listes (voitures, étoiles, etc.),
des menus (les différents parfum de glace), des titres de journaux, des paroles
rapportées (le débat sur Chicago à l’heure de l’Expo universelle…), des
indications ferroviaires – mais aussi, et surtout, des bribes de récits
concernant les Indiens d’Amérique (ainsi que de procès de sorcellerie), et ce
afin de rappeler quel immense palimpseste sanglant est l’Amérique.
Evidemment polyphonique et
nécessairement éclaté, bien qu’obéissant par sa construction au diktat
alphabétique (le voyage se décline d’Etat en Etat, de l’Arizona au Wyoming),
Mobile se veut également éminemment pictural, puisque l’intention de Butor est
de réitérer, à l’aune de l’écriture, le geste de Pollock (le livre est dédié à
sa mémoire), d’inventer une sorte d’action-writing ou la violence de
l’aléatoire et la dénonciation de la représentation se livrent à un étonnant
ballet. A cet effet, le jeu homonymique avec les noms de ville et la litanie de
la nomenclature. Mais aussi : les contrastes, les heurts, les ironies,
etc.
Dans un entretien télévisé avec
Pierre Dumayet (qu’on peut visionner sur le précieux site de l’INA), Butor
explique que son livre est une partition, la main gauche jouant la base en
caractères romains et la droite ajoutant des mélodies en italiques. Dans ce
même entretien, Butor s’explique longuement et dans le détail sur la structure
de Mobile. Du coup, ça ne rate pas,
Dumayet, en faux Candide, lui demande pourquoi il n’a pas fourni de « mode
d’emploi ». Et Butor de répondre que l’exégèse est la tâche du critique,
et qu’en outre il revient au lecteur d’être dérouté. Dérouter : s’agissant d’un livre sur les Etats-Unis et les
trajectoires qui en composent le paysage, le verbe prend alors tout son sens.
L’écriture comme moyen de « dérouter » le lecteur, c’est-à-dire de
lui proposer des déviations, d’autres itinéraires.
Mais ce qu’il y a de plus
troublant, de plus excitant, à la lecture de Mobile, c’est l’effet sur le
lecteur, lequel devient pur médium d’un magma d’énoncés, radio captant diverses
émissions sans cesse interrompues et brouillées. Le paysage américain, dès
lors, est déchu de son caractère géographique pour devenir un chœur d’énoncés foisonnant.
Quilt sonore, donc, où résonnent non pas tant les multiples échos nés de la
pluralité des reliefs, mais les « airs » joués depuis la nuit des
temps dans l’espace américain : un brouet d’ondes antagonistes. Car sous
l’apparence d’un vaste réseau reconstitué, on entend bruire sans cesse deux
voix, celles des Indiens et des Noirs exterminés, avilis, humiliés, déportés,
récupérés, entre lesquelles s’entrelacent les déclarations décomplexées des
Blancs. Il en naît une étrange logomachie, celle du mythe et de la réclame, du
passé aboli et de la retape insistante, le tout sur fond minéral ou végétal, mental ou
sensoriel.
Le livre, rythmé par le
défilement des fuseaux horaires comme autant d’imperceptibles secousses, recrée
une autre nuit et un autre jour afin de modifier la perception et
l’intellection. Soumis à ce perpétuel décalage, le lecteur sait désormais qu’il
ne peut plus se contenter de suivre les recommandations d’usage, telles celles
fournies par le catalogue de Sears, Roebuck & Co, qui enjoignait ceci à
l’acheteur d’une méthode de peinture inédite :
________________« Inutile d’être un artiste, désormais il suffit de peindre par numéros : créez une charmante image, même si vous n’avez jamais tenu de pinceau auparavant ! C’est amusant… C’est si facile ! Il suffit de remplir les surfaces numérotées sur le canevas avec les couleurs qui leur correspondent. Terminez votre œuvre avec un élégant cadre de chêne. »
Michel Butor, Mobile (étude pour
une représentation des Etats-Unis), Gallimard, 1962