jeudi 27 septembre 2012

Résidence in extremis: Pessan et l'enfantôme

Si le mot culte redrum se lit à l'envers, Ôter les masques d'Eric Pessan peut se lire dans le désordre, ou plutôt selon des modes d'excursion divers, étant composé de plusieurs strates, puisqu'il s'agit pour l'auteur de déplier une lecture, celle de  Shining de Stephen King, livre à l'origine de son désir d'écrire. Il y est questions d'enfances et de fantômes, ces deux coordonnées à partir desquelles tracer la courbe hagarde de l'écriture. C'est donc un roman à la fois de formation et de déformation. Déformation de l'objet, ou comment le spectre d'un livre de chevet se fracture en souvenirs et apparitions. Formation, car il s'agit ici d'inscrire un parcours de lectures dans la réalisation d'une volonté, celle d'écrire. Pessan, comme pas mal d'adolescents, a trempé ses yeux dans le fleuve de la SF, du fantastique, il a commencé par lire Simak, Lovecraft avant d'attaquer Claude Simon et Melville. Grand saut? Rupture? Il en doute aujourd'hui, tant il sait – et a compris – qu'au tréfonds ce ces imaginaires parallèles bruissait une conception de la vision, une approche du réel.
Même quand il est question du roman de King, l'auteur nous parle d'autre chose. Et son analyse du personnage de Shining, Jack Torrance, est un puissant sésame, car Torrance est ici le prototype de l'écrivain confronté à l'échec, ne le supportant pas, et intégrant le clan de la folie plutôt que de puiser dans l'échec même la force d'écrire, devenant par là-même ce que Pessan nomme avec justesse "l'artiste de l''échec". "Ecrire", nous dit encore Pessan, "c'est se confronter à la possibilité de l'échec. C'est affronter l'impuissance." Et de citer cette magnifique phrase de Beckett: "Etre artiste, c'est échouer comme nul n'ose échouer" (Trois dialogues, Minuit, 1998). C'est sans doute cette intuition qui touche le plus dans Ôter les masques. La confrontation du fantasme d'enfance (devenir écrivain, célèbre, King, etc.) avec la réalité du travail (avoir du temps pour écrire mais ne pas y arriver, ne pas trouver d'éditeur, ne pas avoir beaucoup de lecteurs, craindre de radoter), Pessan la dit et l'explique sans amertume.
Le livre comporte de nombreuses autres portes, certaines donnant sur les ancêtres, d'autres sur les peurs nocturnes, d'autres encore sur les résidences d'écrivains, les rêves, la paternité, les maisons perdues… On est peut-être dans une vaste demeure où un bal masqué a été organisé, et le narrateur, redevenu auteur, s'y promène, tournant les poignées, poussant les battants, permettant ainsi à chaque fois à une lumière nouvelle d'éclairer le grand vestibule où joue Danny, l'enfant doué et menacé, qui s'il n'est pas emporté par les fantômes finira un jour par triompher de ses peurs et ira au-delà de la fameuse sentence des mots: all work and no play makes Jack a dull boy…
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Eric Pessan, Ôter les masques, d'après Shining de Stephen King, éditions Cécile Defaut, coll. le livre la vie, 16 €

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